Politique européenne

Berlin: le 4 novembre 1989

Tout est prêt. A travers le monde, plus encore en Allemagne et surtout à Berlin. Les commémorations atteignent leur apogée. Vingt-ans de vie sans le Mur. Vingt-cinq ans d’histoire sans une ville scindée en deux. Et peut-être, le plus important, ce qu’on oublie de dire ou d’écrire, tant cela paraît être une lapalissade : à partir du 9 novembre 2014, toute une génération n’aura jamais vécu la séparation de l’Europe. Elle n’aura connu ni mur, ni mirador, ni fils barbelés, même pas le passage au poste frontière de « checkpoint Charlie ». Pour elle, cela n’est qu’un récit livresque. Au mieux, ce n’est là qu’une narration du passé, un témoignage des parents qui, selon où ils vivaient et habitaient, ne connaissaient pas, voire que peu, l’autre côté du rideau de fer. Les uns, à quelques très rares exceptions près, n’avaient pas le droit d’aller à l’Ouest ; les autres, pour la grande majorité d’entre eux, n’avaient guère envie de se rendre à l’Est.

Le 9 novembre 1989, le Mur est tombé. Pourtant, beaucoup moins spectaculairement que l’on n’aurait pu l’imaginer, beaucoup plus pacifiquement que l’on ne pouvait l’espérer. Sa chute demeure le symbole de la victoire du système occidental, sinon l’emblème de la supériorité du capitalisme sur le communisme. Toutefois, est-ce là oublier une autre victoire, celle de ces centaines de milliers de citoyens de la RDA qui eurent le courage de défier un régime qui se croyait indestructible. Ils se voulaient être « le peuple », avant de devenir onze mois plus tard « un peuple », à savoir celui de l’Allemagne unifiée. Vingt-cinq après, ils ont gagné, mais pour nombre d’entre eux cette victoire n’est pas celle qu’ils avaient alors escomptée. Naïfs sans aucun doute, tout aussi sincères que candides, ils n’étaient guidés, à l’époque, que par un seul désir : être, enfin, ce que depuis quarante ans on leur avait promis de devenir, soit des citoyens à part entière d’une seconde et véritable République démocratique allemande. Ils aimaient la RDA. Pas celle du soi-disant « socialisme réellement existant », mais celle d’un socialisme qu’ils imaginaient exister réellement. Ils se berçaient de cette illusion, si terrible et  si fausse à la fois, et pourtant si profondément ancrée dans leur cœur de manifestants. D’abord hésitants et peureux, puis engaillardis, ils étaient animés par cette incroyable volonté d’atteindre l’inatteignable et de vaincre l’invincible. Aujourd’hui, peu se souviennent d’eux, de leur visage, de leur tête. On les voit défiler dans des films souvenirs, mais ils demeurent toujours ce qu’ils étaient déjà il y a vingt-cinq ans : des héros sans nom. Aucun d’entre eux n’est vraiment entré dans l’histoire, laissant à d’autres le soin de le faire à leur place. D’abord à Willy Brandt qui, dès le 10 novembre 1989 déclarait devant la Mairie de Berlin-Ouest que « se réunissent dans leur croissance les êtres unis dans leur essence ». Puis Helmut Kohl qui, le 3 octobre 1990, fut l’homme de l’unité allemande, voire Angela Merkel qui, bien qu’est-allemande, ne fut à aucun instant une figure de proue des mouvements de l’automne 89.    

Qu’il soit aujourd’hui permis de rendre hommage à cette foule d’anonymes, d’Allemands de l’Est que l’histoire honore sous l’appellation des «marcheurs de la révolution pacifique ». Mais à l’image de tout autre révolution, ils furent très vite grignotés, voire mangés par celles et ceux qui ne l’avaient pas faite. Tel est aussi le cas de cette jeune femme, Karin S., rencontrée trois ans plus tard, en 1992, au détour d’un entretien fortuit. A Leipzig, dès le mois d’août 1989, elle compta parmi les premiers à vouloir une autre RDA, à distribuer quelques tracts contre le pouvoir, au risque d’être exclue à tout jamais de son université et de se retrouver dans les geôles obscures de la Stasi. Totalement sincère dans son engagement, elle n’avait pas pris conscience du mouvement qu’elle avait elle-même déclenché avec une vingtaine de ses amis. Ils se réunissaient tous dans l’enceinte de la Nikolaikirche, principale église de Leipzig, de là, d’où tout avait commencé. Ce qu’elle est devenue, nul ne le sait, ni icône révolutionnaire, ni égérie du renouveau démocratique de l’Allemagne, et encore moins chancelière.

Ces Allemands de l’Est se retrouvèrent plus unis que jamais sur l’Alexander-Platz de Berlin le samedi 4 novembre 1989. Bien que mentionnée ici et là, cette date n’a pas la même valeur symbolique que celle du 9 novembre. Cela se conçoit aisément. Toutefois aurait-elle mérité plus de considération que celle que l’histoire lui a accordée. Rassemblement de centaines de milliers de personnes, cette manifestation réunissait ce que la RDA faisait alors de mieux. Politiquement délégitimée, économiquement effondrée, socialement déconsidérée, la République démocratique allemande n’avait plus que ses artistes et ses intellectuels comme seule fierté. De Christa Wolf, l’une des plus grandes romancières allemandes du 20e siècle, au regretté Ulrich Mühe, l’acteur principal de « La Vie des Autres », sans oublier les écrivains Christoph Hein, Heiner Müller et Stefan Heym, l’antinazi, le docteur honoris causa des universités de Berne et de Cambridge de même que le député néo-communiste et doyen d’âge du Bundestag en 1994, tous étaient là pour en appeler à un monde meilleur. Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est que ce monde ne pouvait pas être celui de la RDA. En ce 4 novembre 1989, au zénith de son honneur retrouvé, la RDA avait commencé à cesser d’exister. Elle aspirait à la liberté, oubliant que cette liberté ne pouvait que se faire à un seul prix : la chute du Mur de Berlin. Elle survint cinq jours plus tard, le jeudi 9 novembre 1989.      

 

            

 

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