Que l’Europe ne se porte pas au mieux, que l’Europe soit incompréhensible, que l’Europe soit perçue comme plus technocratique que démocratique, voilà qui ne surprend plus grand monde. Cela fait partie de cette litanie antieuropéenne à laquelle les pro-européens, et même les plus fervents d’entre eux, ne prêtent guère encore une oreille attentive. Parler contre l’Europe, c’est commode, plaider contre l’Europe, c’est à la mode. La riposte demeure faible, tant la critique anti-européenne n’est souvent balayée d’une seule main que par quelques responsables hautains et haut placés de l’UE.
A ne pas prendre au sérieux la propagande antieuropéenne, les pro-européens tombent dans le piège que les eurosceptiques ont si bien su leur tendre. Habitués à n’incarner que les boucs émissaires tout trouvés des erreurs politiques gouvernementales, les dirigeants européens se referment trop volontiers dans leur cocon bruxellois. Ils s’y sentent bien et n’ont que peu à craindre des attaques qui pourraient leur être adressées. Certes, l’Europe se veut démocratique, mais n’entreprend que peu d’efforts pour qu’elle soit ressentie comme telle. A l’inverse, à tort ou à raison, elle fourbit les armes de ses adversaires qui ne se privent pas de les utiliser contre elle. S’en prendre à la Commission ou au Conseil européen relève d’une incroyable facilité polémique et politique, tant un peu plus de 500 millions de citoyens communautaires ne connaissent pas ou peu la raison de leur existence institutionnelle.
Au diapason d’un discours entendu à travers tous les pays membres de l’Union européenne, celle-ci est suspectée d’avoir plongé l’Europe dans l’austérité et dans le sous-emploi. L’Europe se retrouve ainsi sur le banc des accusés d’un tribunal plus virtuel que réel, tant les commissaires, la plupart inconnus du grand public, sont tenus pour responsables de tous les maux européens. Ce n’est pas faux. Sauf que ce n’est pas juste, non plus.
Que l’on s’explique : si l’Europe de 2014 est aujourd’hui ce qu’elle est, si l’Europe sombre désormais dans l’austérité, rien ne sert de jeter la pierre aux seuls décideurs bruxellois. Ils ne sont que partiellement coupables. Non qu’il faille dédouaner les instances européennes, mais remettre urgemment les choses en place. Tant la Commission européenne que le Conseil des Ministres de l’UE, voire le parlement européen, sont le fruit direct ou indirect des politiques nationales des 28 États de l’Union européenne. Le refus de la relance européenne, le choix d’une politique de rigueur, l’incapacité de faire face au dumping social et économique ne relèvent pas des eurocrates, mais de tous les gouvernements démocratiquement élus par les citoyens des États membres. Paradoxe politique ou scénario ubuesque sans nuls autres pareils, voilà que les ressortissants communautaires s’en prennent avec perte et fracas à la politique européenne, oubliant qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de celle voulue et adoptée par les instances dirigeantes qu’ils ont eux-mêmes élues dans leur pays respectif.
Que l’on veuille l’avouer ou non, que l’on ait le courage ou la peur de le reconnaître, l’Europe est devenue la première victime de la déresponsabilisation citoyenne qu’elle a elle-même provoquée. Du fonctionnaire européen ou de l’électeur glissant son bulletin de vote dans l’urne, quel est le plus responsable des deux ? Est-ce celui auquel on demande de mettre en œuvre une politique légitimée par les électeurs ou ces électeurs eux-mêmes qui ont apporté leur soutien démocratique à ladite politique ? Si l’Europe peut être à gauche, comme ce fut le cas à la fin des années 90, c’est que les gouvernements nationaux furent majoritairement de gauche ; onze sur quinze à l’époque. A contrario, si l’Europe est à droite, comme aujourd’hui, c’est que les gouvernements nationaux sont largement de droite ; environ au deux-tiers d’entre eux en 2014. Par conséquent, face à une Europe vilipendée, accusée de tous les maux et jetée aux orties par des antieuropéens de tout poil, nul ne saurait contredire le seul argument qui vaille en la demeure : à savoir que l’Europe politique n’est que le reflet de la politique des États qui la composent.
Peut-être est-ce là la chance unique de la seule institution européenne issue du suffrage universel direct, soit le parlement européen ? Fruit d’une expérience de trente-cinq années, il a fait la preuve de sa capacité novatrice pour redonner à l’Europe cet esprit de renouveau qui lui fait tant défaut. Au-delà des clivages traditionnels, il est en mesure de dépasser certains conflits et d’en résoudre d’autres. Il est un atout pour l’Union européenne, à condition que celle-ci lui octroie la possibilité de jouer son rôle. Rien ne permet de le prédire, d’autant que les dernières élections européennes ne laissent guère d’espoir en la matière. Non par la faute de l’Europe, mais par celle de quelques millions de ses citoyens qui ont élu des parlementaires eurosceptiques ; pire encore des députés d’extrême droite. Mais, ici, la parole se fait rare. Vache sacrée de tout scrutin, le sacrosaint électeur bénéficie toujours d’une belle et naïve présomption d’innocence. Car en lieu et place de perdre des voix, « on » préfère s’en prendre à l’Europe. C’est plus facile et le succès reste garanti ; n’importe d’ailleurs la lâcheté politique que l’on affiche ainsi au grand jour, au plus grand dam de ses propres convictions et de son propre engagement.