Il n’y a rien de plus risqué que d’écrire quelque chose sur un sujet que l’on connaît bien. Soit on se trompe, soit on devient incompréhensible. Bref, on a plus à y perdre qu’à y gagner. Surtout lorsque le sujet n’intéresse que peu le lecteur suisse. La réconciliation franco-allemande ne l’a jamais passionné, lui qui n’a pas eu à se réconcilier ni avec les Français, ni avec les Allemands. Et quant aux cérémonies entre la France et l’Allemagne, il n’y prête guère d’attention, n’ayant eu quasiment à déplorer la mort d’aucun de ses aïeux tombés au front lors de la Première ou de la Deuxième Guerre mondiale. D’autant plus remarquable fut alors l’attitude de la télévision suisse allemande d’avoir retransmis en direct, le 3 août dernier, les discours des Présidents Gauck et Hollande sur le Hartmannswillerkopf en Alsace. Les deux chefs d’État avaient en effet choisi ce lieu symbole pour commémorer le centième anniversaire de celle qu’on avait cru bon d’appeler dès 1918 la «der des der». Insistant dans leurs interventions respectives sur le sens même de la réconciliation franco-allemande, les deux Présidents de la République ont voulu délivrer un message qui s’adressait non seulement à leurs compatriotes mais aussi à tous les Européens, voire à tous les autres peuples de la terre. Pour avoir su et voulu dépasser leur propre histoire, Français et Allemands font aujourd’hui figure de modèle à travers le monde entier. On voudrait que leur réconciliation devienne aussi celle d’autres nations en guerre. On voudrait que leur capacité à surmonter leurs différends serve à celles et à ceux qui ne savent toujours pas le faire.
Sauf que ce n’est plus toujours le cas. Malgré la sincérité de leur engagement, et de celui de nombre de leurs dirigeants, Français et Allemands sont à la croisée de chemins qui, à ne pas prendre garde, pourraient respectivement bifurquer dans un autre sens. Plus que jamais en harmonie pour honorer ensemble leur passé conflictuel, ils sont aujourd’hui en conflit pour harmoniser leur avenir commun. Décidemment, il y a quelque chose qui ne tourne plus rond dans le franco-allemand. Même si les artisans du rapprochement entre l’Allemagne et la France s’en émeuvent, à quoi bon se référer encore à une idéologie de la réconciliation qui, durant près de quatre décennies, n’a cessé de régner entre la France et l’Allemagne! Les images du passé sont à ranger dans les albums-photos, vestige d’une histoire franco-allemande qui a fait son temps. On peut le regretter. Mais rien ne serait pire que de ne pas en tenir compte. La coopération entre la France et l’Allemagne n’a de sens que si elle est actuelle, même au prix de désaccords de fond que ni Berlin ni Paris ne sont en droit de nier.
Relation déséquilibrée au profit d’une République fédérale quelque part trop sûre d’elle-même, le tandem franco-allemand a besoin d’un check-up politique. Non pour le condamner mais pour lui redonner du sens. Au-delà des bisbilles quotidiennes qui ont toujours fait apparaître des divergences de vue plus ou moins profondes, les deux gouvernements ne devraient plus confondre le conjoncturel du structurel. Aujourd’hui, Français et Allemands sont appelés à repenser ce qui a fait leur force depuis la signature du traité de l’Élysée en janvier 1963, à savoir l’Europe. Car, vieil adage connu de tous les défenseurs de la construction européenne, si le franco-allemand va, tout va. De nos jours, il ne va pas bien; l’Europe non plus!
Face à une France jalouse et agacée par la réussite allemande, la République fédérale d’Allemagne a pour avantages sa réussite économique, l’excellence de sa compétitivité industrielle et la performance de son commerce extérieur. En position de force, elle ne saurait toutefois se priver d’écouter son partenaire français. Bien qu’affaibli par les déficits budgétaires et politiques qui l’accablent, le gouvernement français a raison sur deux points. Pour prétendre au rang auquel elle aspire, l’Europe a besoin de combler une double lacune que Berlin feint toujours d’ignorer. Bien que sourde à l’idée, peut-être illusoire ou théorique, d’une «Europe puissance», si chère à l’ancien Ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, l’Allemagne n’est plus en droit de fermer la porte à une Europe forte. Soit à une Europe qui retrouve le chemin de la croissance. Soit à une Europe qui se dote enfin d’une politique étrangère et militaire digne de ce nom. C’est là aussi donner un nouveau sens au franco-allemand, à engager des réformes de fond, à accorder à l’Europe cette nécessaire crédibilité et cette indispensable légitimité que tous les europhobes lui refusent et, plus encore, lui dénient. Qui mieux que les Allemands et les Français pour le faire? Eux qui naguère ont si bien su se comprendre, se retrouver, se réunir et dépasser ce que l’on estimait infranchissable. Sinon, les discours de Gauck ou de Hollande n’auront servi à rien, alors qu’ils voulaient donner aux franco-allemands, et plus encore à tous ceux qui croient encore aux vertus de l’histoire, ce qui fait si cruellement défaut aux Européens d’aujourd’hui: un motif d’espoir!
