L’entrée en vigueur du Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN ou TPNW en anglais) le 22 janvier dernier a donné lieu à divers débats dans les médias suisses. Ceux-ci ont notamment souligné le fait que, bien que la Suisse ait initié le processus ayant abouti au TIAN et que les deux Chambres de notre Parlement lui ait enjoint de le faire, Ignazio Cassis refuse toujours de le signer. Il est donc intéressant de revenir sur certains aspects contradictoires et incohérents de l’argumentaire que le DFAE a avancés à cette occasion:
- Le DFAE indique qu’il “partage très clairement l’objectif d’un monde sans armes nucléaires”, mais ne veut pas adhérer au traité qui vise cet objectif ! Contradiction fondatrice! Soit on veut un monde sans armes nucléaires et on s’engage à fond dans le processus TIAN ; soit on ne le souhaite pas et on le communique clairement !
- Le DFAE annonce que “nous ne voulons pas encore adhérer … pas pour l’instant … pas à ce stade … nous temporisons pour le moment … nous sommes en train de réfléchir … il y a des choses pas claires, qui sont vagues, des questions à clarifier”. Attentisme injustifiable! La Suisse a participé aux négociations du TIAN. N’avait-elle pas déjà identifié à ce moment-là ces “choses vagues”? Si elle a voté en faveur du TIAN en 2017, c’est que ces “choses vagues” n’étaient pas si vagues ni fondamentales. Pourquoi dès lors ne pas signer le traité? Le DFAE a listé ces “questions à clarifier” dans son étude de 2017. Qu’a-t-il fait depuis cette date – soit plus de trois ans – pour les clarifier? Rien!
- Le DFAE estime devoir encore clarifier la relation entre le TIAN et le traité de Non-prolifération Nucléaire (TNP ou NPT en anglais). Il craint que le TIAN ne vienne “délégitimer” le TNP et qu’il conduise à une “polarisation” entre tenants et opposants du nouveau traité. Il veut surtout se concentrer sur le “renforcement du TNP”. Or, le TIAN vise à délégitimer l’arme nucléaire, rien d’autre et encore moins un autre traité. Quant à la polarisation, il est clair que le TIAN va obliger les Etats à se positionner, à choisir leur camp. Mais n’est-pas le propre de tous les traités? Enfin, renforcer le TNP c’est ce que la communauté internationale fait depuis 1968, via les conférences d’examens. Aujourd’hui c’est le TIAN qui entend à son tour renforcer le TNP. En effet, le nouveau traité comble la lacune juridique du TNP, en lui apportant la base légale interdisant l’arme nucléaire. Ainsi, TIAN et TNP se complètent et ne se concurrencent pas. Le TIAN constitue en fait l’aboutissement des efforts internationaux qui, avec la première résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies le 24 janvier 1946, demandaient déjà “l’élimination des armes atomiques“.
- Le DFAE craint que le TIAN ne vise que les Etats démocratiques dotés de l’arme nucléaire et n’affectera pas les régimes autoritaires la possédant, car leur opinion publique ne peut les mettre sous pression. Cet argument témoigne d’une méconnaissance de l’histoire du désarmement nucléaire. En effet, lorsqu’un Etat nucléaire démocratique – les Etats-Unis en l’occurrence – a décidé de faire un pas vers le désarmement nucléaire, il a toujours mis la pression sur l’Etat nucléaire non-démocratique – l’URSS puis la Russie en l’occurrence – pour que ce dernier le suive. Cela a toujours marché! Ce fut ainsi le cas lors des Accords de limitation des armes nucléaires SALT I (Nixon-Brejnev 1972) et SALT II (Carter-Brejnev 1979), lors des Accords de réduction des armes nucléaires START I (Bush-Gorbatchev 1991), START II (Bush-Eltsine 1993) et New START (Obama-Medvedev 2010), ainsi que lors de l’Accord antibalistique ABM (Nixon-Brejnev 1972) et de l’Accord contre les missiles à courte et moyenne portée INF (Reagan-Gorbatchev 1987). De tels développements ont toujours eu des conséquences positives sur la sécurité de la Suisse. Si les Etats-Unis entraient dans une nouvelle phase de désarmement, la Russie suivrait, surtout dans la situation politico-économique actuelle aggravée par la pandémie. La Chine, qui cherche à démontrer la supériorité de ses valeurs sur celles du monde occidental, réfléchirait aussi à deux fois avant de se faire stigmatiser en cas de développements dans le désarmement nucléaire.
- Enfin, le DFAE craint d’adhérer au TIAN, car les Etats dotés de l’arme nucléaire n’y sont pas. Le DFAE veut donc privilégier le TNP auxquels ces Etats appartiennent. Cet argument prête à sourire. En effet, le fait que les Grands y soient ou pas ne devrait pas nous empêcher d’avoir une position correspondant à notre statut d’Etat défenseur du droit international humanitaire! La vraie raison de l’opposition des Grands au TIAN réside dans le fait que, contrairement au TIAN, le TNP légalise l’arme nucléaire. Ceci explique pourquoi ces Etats défendent à tout prix le TNP. La question est plutôt de savoir pourquoi Ignazio Cassis défend la position d’Etats dotés de l’arme nucléaire? Pourquoi défend-il le maintien du statu quo nucléaire, qui signifie l’existence ad eternam de l’arme nucléaire … tout en affirmant “très clairement” partager l’objectif d’un monde sans ce type d’armes?
Le débat autour du positionnement de la Suisse par rapport au TIAN ne serait-il pas finalement le reflet d’un malaise plus profond au DFAE? Il démontre la difficulté récurrente du Département d’Ignazio Cassis à se positionner de manière cohérente et crédible.
Comme dans son interview dans la NZZ du 18 janvier dernier au sujet du dossier Suisse-Union européenne (UE) : “L’Accord-cadre est important mais pas vital”. Comment occuper le terrain, s’engager de manière solide et rallier la population suisse avec un message aussi ambivalent? Son incapacité à avoir une vision, des convictions et du courage politiques pourraient avoir sur le moyen terme un coût pour notre pays dans nos relations avec l’UE. Elle pourrait avoir aussi un coût au niveau international. En effet, la Suisse vise un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. Cela nous amènera à prendre très souvent position – s’abstenir est aussi une position – sur des dossiers de la plus haute importance et ceci sur la base de nos valeurs et non de l’agenda des Grands. Comment ferons-nous si nous rechignons à avoir un avis et si nous n’osons pas défendre les valeurs suisses? Nous risquons d’aller droit dans le mur !
Les enjeux internationaux pour notre pays sont trop importants pour continuer ainsi. Le temps des atermoiements doit être définitivement derrière nous. Si nous n’accélérons pas le mouvement l’histoire se chargera de nous donner tort!
Commençons par signer et ratifier le TIAN pour nous mettre en cohérence avec nos valeurs humanitaires!