Politique étrangère: assez des apprentis sorciers

Crypto AG : Honneur perdu ou retrouvé de la Suisse ?

Une histoire sidérante

Depuis l’éclatement de l’affaire, suite à la déclassification des papiers Minerva de la CIA, nous connaissons, encore que très superficiellement, contrairement à ce que veulent nous faire accroire certains politiques, les méandres nauséabonds de l’histoire pour le moins curieuse de cette entreprise zougoise peu ordinaire. Si la pointe de l’iceberg nous a été révélée, la partie immergée de l’implication de la Suisse officielle reste à être « décryptée » !

Inutile d’y revenir sinon pour rappeler l’essentiel. Créée après la guerre et bénéficiant largement de la neutralité et de la réputation d’honorabilité et d’honnêteté de la Suisse, elle est très vite devenue incontournable sur le marché des appareils à coder et décoder les transmissions secrètes ou confidentielles de près de la moitié des pays dans le monde, à l’exception notoire des pays du bloc soviétique. Régulièrement victime de rumeurs sur ses connivences avec la CIA américaine, elle a toujours réussi à sauver sa « virginité » et à retomber sur ses pattes. C’est l’arrestation de son représentant en Iran, dans les années 90, qui a constitué le plus grand risque que le pot aux roses ne soit découvert. Mais là encore, grâce aux menaces et à un arrangement financier, l’entreprise a sauvé sa crédibilité et pu poursuivre cahin-caha son curieux business jusque dans les années 2000.

Les papiers de la CIA nous apprennent que non seulement les pires soupçons qui avaient émaillé les 48 ans d’existence de la société, étaient fondés mais que la réalité dépassait largement la fiction, puisque Crypto AG était passée entièrement dans les mains de la CIA et du NDB allemand, par le biais d’une société écran établie au Lichtenstein. Cette création que même John le Carré n’aurait imaginée dans ses meilleurs romans, a perduré jusqu’en 2018, avec comme seul propriétaire la CIA, le NDB allemand ayant quitté une embarcation qui lui était devenue trop périlleuse dans les années 90. Enfantée durant la guerre froide, Crypto AG a donc continué de sévir bien après elle !

La Suisse prise la main dans le sac

Et la Suisse vous direz-vous, quel rôle a-t-elle joué ? N’a-t-elle rien su ? N’a-t-elle été que l’innocente petite victime de gros méchants services de renseignements étrangers ? Répondre par l’affirmative traduirait une piètre opinion de nos services et de leur professionnalisme. La CIA – que ferait-on sans elle ? – nous apprend que la Suisse officielle aurait été mise au courant (le conditionnel reste de rigueur !) depuis le début du montage. Elle cite même le nom du Conseiller fédéral Kaspar Villiger qui, en qualité de Chef du Département de la défense, aurait été mis dans la confidence. Nous avons aussi appris que l’organigramme de Crypto AG n’était qu’un alibi, un écran de fumée, pour lui donner toutes les apparences propres en ordre d’une société bien helvétique : un conseil d’administration peuplé de parlementaires, d’ex-parlementaires et de présidents de la bonne ville de Zoug. Comment ne pas faire confiance à ces magistrats et édiles radicaux et démocrates-chrétiennes à la réputation au-dessus de tout soupçon ?

« Mon Dieu protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge » ! C’est en effet grâce à la CIA qu’est apparue au grand jour la réalité plutôt sordide d’un petit pays neutre, qui a toujours aimé se considérer comme le meilleur en tout y compris l’honnêteté, mais dont certains représentants et services officiels auraient, à son insu et en usurpant sa réputation, accepté de jouer les supplétifs pour permettre à la centrale de Langley d’espionner plus de la moitié de la planète. Jetant par-dessus bord pêle-mêle neutralité et honnêteté, prenant le risque de perdre toute crédibilité si nous étions découverts la main dans le sac, ces responsables et services officiels suisses auraient pris le risque inconsidéré de jouer le jeu de la CIA et du NDB allemand, en couvrant ce que le Washington Post a d’ores et déjà appelé « le coup du siècle de l’espionnage ».

Honneur perdu

Voilà où nous en sommes ! D’un côté des certitudes sidérantes, de l’autre d’horribles soupçons, les deux entachant sérieusement l’honneur de la Suisse. Quelle serait la réaction d’une démocratie normale ? Faire la lumière bien sûr ! On a cru tout d’abord la classe politique choquée et unie pour réclamer une Commission d’enquête parlementaire. Très vite la résolution de certains de nos élus a commencé à vaciller. Alors que l’affaire touche potentiellement au cœur de notre image dans le monde, notre honnêteté en tant qu’Etat, nous assistons incrédules à la réapparition de la ligne de démarcation partisane droite-gauche. Pendant que la gauche favorise toujours les grands moyens, la droite ne va pas (encore ?) jusqu’à déclarer qu’il faut passer à autre chose. Plus subtilement, elle insinue qu’il faut replacer l’affaire dans son « contexte de guerre froide », que nous n’avions pas d’autre choix. Laissant même entendre que les partisans d’une Commission d’enquête seraient de dangereux rigolos, voire des traîtres à la patrie, ils poussent la plaisanterie, jouant avec les mots, la raison, ou la raison d’Etat qu’eux garderaient à l’inverse d’une gauche qui l’aurait perdue et qui tenterait indignement de capitaliser sur les malheurs passagers du pays. Une femme politique zurichoise est allée jusqu’à déclarer que le vrai scandale serait le scandale, insinuant que tout cela avait été monté de toute pièce par certains médias et relayé par la gauche. Un de ses collègues cantonaux a franchi le pas, annonçant que dans deux semaines plus personne n’en parlerait ! On a bien compris que ce serait le vœu le plus cher de ceux qui souhaitent isoler l’affaire dans un conteneur et le précipiter au fond du lac comme un produit toxique dont on se débarrasserait.

Le syndrome du sparadrap

Le principal argument des partisans de l’oubli, après celui du contexte historique, est qu’aucun Etat lésé n’a jusqu’ici protesté. Dix jours de silence après 48 ans d’espionnage leur suffisent pour conclure qu’il n’y aura pas de suite. On se trompe si l’on pense que les Etats grugés vont se taire et ne pas modifier leur attitude à notre égard. Notre duplicité a été mise au grand jour par rapport au passé et risque aussi de peser dans la perspective de notre volonté de prendre toute notre part sur le marché lucratif de la sécurité numérique et dans la diplomatie digitale. La Chine, qui ne figure pas parmi les victimes de Crypto AG, s’est d’ores et déjà emparée de l’affaire dans le contexte de la guerre que mènent les USA contre Huawei. Si l’on ne fait pas émerger toute la vérité, soyons certains que Crypto AG va nous coller à la peau comme un sparadrap désagréable. Notre politique étrangère, les bons offices mais aussi notre souhait de prendre place à la table du Conseil de Sécurité, pourrait aussi en être affectée. Le contexte est rendu encore plus délicat par la présence au sein du DFAE d’un haut fonctionnaire très influent qui se retrouve au centre des intersections entre diplomatie et renseignements et entre passé et présent.

Mais qu’est-ce qui les retient ?

On pourrait penser naïvement que la recherche de la vérité serait dans l’intérêt de tous, à commencer par ceux dont les noms ont été révélés et qui s’estiment injustement jetés en pâture. Dans l’intérêt aussi de ce qui est présenté par certains journalistes d’investigation comme une collusion radicale-démocrate-chrétienne zougoise. Dans l’intérêt des Services de renseignements et de la Police fédérale, puisqu’on a prétendu que les premiers n’ignoraient rien de l’opération et que la seconde n’a rien trouvé dans les années 90 parce qu’elle n’aurait rien cherché !

Face au manque de volonté des uns ou au refus des autres de rechercher la vérité des faits, un terrible soupçon nous envahit forcément. On n’en est pas encore là, puisque les partis les moins chauds à chercher continuent de défendre l’idée que si les résultats de l’enquête dont s’est d’ores et déjà saisie une Commission parlementaire permanente (Délégation de la Commission de gestion) ne sont pas satisfaisants ils pourraient soutenir la création d’une Commission d’enquête ad hoc que nous n’avons connue que deux fois dans notre histoire. Qui estimera si les résultats sont satisfaisants ?

Il est réjouissant et inquiétant à la fois que dans une des plus vieilles démocraties du monde – c’est ainsi que nous aimons nous voir – c’est le quatrième pouvoir (la presse) qui sauve pour l’instant l’honneur de la Suisse, après que dans cette affaire les trois premiers (exécutif, législatif et judiciaire) aient failli. Nos parlementaires peuvent rattraper la situation et reprendre la main, remettant le deuxième pouvoir à la place qu’il n’aurait jamais dû quitter ! En identifiant les dysfonctionnements et en nommant officiellement les responsables ils redonneraient à la Suisse son honneur !

Comme chaque pays, nous avons des intérêts et le droit de les défendre mais aussi des valeurs. Si dans l’histoire une mauvaise interprétation de la défense des premiers nous a amenés à nous éloigner des secondes, nous serons jugés plutôt sur notre volonté et notre capacité à reconnaitre nos erreurs et faire en sorte qu’elles ne se reproduisent plus que sur nos fautes. Contrairement aux dictatures, c’est ce qui fait la grandeur des démocraties!

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