Politique étrangère: assez des apprentis sorciers

Ignazio Cassis stop ou encore?

Il y a des rendez-vous plus historiques que d’autres. Celui du 11 décembre en est un. Encarté dans aucun parti, sinon celui de la Suisse, je propose une modeste contribution, très personnelle, pour aider celles et ceux qui devront décider à le faire en meilleure connaissance de cause.

Ce lundi 2 décembre marque l’ouverture de la 51ème législature du nouveau Parlement suisse. Sa première grande décision en effet sera, le mercredi 11, l’élection du Conseil fédéral : 8 candidates et candidats pour 7 sièges ! Scénario inhabituel dans un pays propre en ordre qui déteste les surprises. Or, un peu comme les mouvements tectoniques provoqués par le déplacement des plaques en profondeur, ce scénario peut se reproduire lorsqu’un changement brutal et profond sort des urnes. Sans remonter aux modifications historiques de la « formule magique », souvenons-nous de 2003 qui a vu l’arrivée d’un deuxième Conseiller fédéral UDC, Christoph Blocher, au prix de la destitution aussi brutale que cruelle de la Conseillère fédérale PDC, Ruth Metzler, avant d’être destitué à son tour quatre ans plus tard.

Vague verte

Aujourd’hui, la question est de savoir si la vague verte déclenchée par le peuple, après avoir emporté avec elle les élections et s’être ouvert toutes grandes les portes du Parlement s’engouffrera dans la salle du Conseil fédéral ou si elle pourra être stoppée à sa porte. Jusqu’ici, la droite et le centre majoritaire font de la résistance et semble vouloir se mettre en travers du souhait clairement exprimé dans les urnes. Les Suisses ont en effet placé les Verts en situation de revendiquer un siège gouvernemental. Notre système voudrait qu’ils soient entendus et intégrés dans une nouvelle « formule magique ». Or, ceux qui sont dans la forteresse, à l’exception du PS , ne veulent pas entrer en matière au prétexte que la poussée verte doit être confirmée dans quatre ans.

Les mêmes qui leur conseillaient il y a quatre ans déjà d’attendre de meilleurs scores leur disent aujourd’hui que finalement ce ne sont pas les mathématiques qui font le gouvernement, mais la cohérence et la stabilité. Un gouvernement majoritairement à droite offre en effet l’apparence de la cohérence et de la stabilité. Le problème est qu’il ne correspond plus à ce que veulent les Suisses. Comme si l’on tentait d’empêcher la terre de trembler pour conserver stabilité et cohérence en surface ! On ne peut qu’espérer que nos élus mettent à profit les jours qui leur restent pour revenir à la raison nationale, au-dessus des intérêts partisans. Une question simple : iront-ils jusqu’à refuser aux Verts l’entrée au Conseil fédéral en cette année particulièrement symbolique qui a vu une prise de conscience sans précédent de la jeunesse suisse et mondiale mobilisée derrière l’urgence climatique? Souhaitent-ils un troisième tour parlementaire pour prendre leur revanche contre ces « citoyens infantiles qui auraient cédé sans raison à leurs émotions … vertes, sous l’influence des médias » ? Ou simplement prolonger un peu encore un entre-soi politique que les Suisses manifestement ne veulent plus ?

Les regards convergent vers le PLR. Va-t-il renoncer de son propre chef à son deuxième siège, avant que l’histoire tôt ou tard ne décide pour lui, comme elle l’a fait au détriment du PDC en 2003? Personne en effet ne devrait avoir intérêt à exclure les Verts du compromis fédéral, sauf à souhaiter l’émergence d’un populisme écologique, qui encombrerait les avenues de la démocratie directe et de nos villes dans les quatre ans qui viennent. On peut prendre l’équation comme on veut, la vraie stabilité et cohérence gouvernementale en Suisse aujourd’hui imposerait d’intégrer les Verts et non l’inverse.

La solution au PLR

Auquel des deux sièges au Conseil fédéral d’un PLR surreprésenté faudrait-il renoncer ? Telle est la vraie question ! Trois critères pour la réponse : le bilan, le genre et la provenance régionale. Dans cet ordre! Pourquoi d’abord le bilan ? Parce que, et c’est une chance, les deux personnes concernées en ont un et que seuls les meilleurs devraient être hissés à ce niveau de responsabilité ! En effet, lorsqu’un nouveau Conseiller fédéral est élu, personne n’a de certitude sur ses aptitudes à remplir la fonction. Dans ce cas, aussi bien Karin Keller-Sutter qu’Ignazio Cassis ont eu l’occasion de prouver leur valeur et ont un bilan. Le critère du genre, favorable à la candidate verte, étant curieusement absent des réflexions cette fois, certains ont eu recours à la Constitution fédérale pour tenter de figer le statu quo. Cette dernière, en encourageant une présence équitable au gouvernement de toutes les régions du pays empêcherait par principe aujourd’hui l’entrée au gouvernement des Verts. Etonnant argument dans les bouches en cœur des représentants des grands partis gouvernementaux qui ont vécu sans état d’âme, lorsque cela les arrangeait, l’“illégalité constitutionnelle” des vingt ans qui ont précédé l’arrivée de Flavio Cotti au Conseil fédéral et les vingt ans qui ont suivi son départ, sans jamais présenter des candidats tessinois en situation d’être élus. A quel moment l’hypocrisie devient-elle de la mauvaise foi?

Pour les départager, les deux bilans sont donc décisifs. Celui de Karin Keller-Sutter est, de l’avis de tous, irréprochable. Qu’en est-il de celui d’Ignazio Cassis? C’est ce dernier lui-même qui a refusé de le mettre en avant et qui a sonné la retraite de ses partisans sur la dernière ligne de défense (tessinoise) de son siège, comme sur une Ligne Maginot salvatrice. Pourquoi diable ne l’a-t-il pas mis en avant, son bilan ? Ajouté au bonus de sa nouveauté (deux ans) et à celui de son origine un bon bilan lui aurait permis de considérer sa réélection comme d’ores et déjà acquise. Alors pourquoi ne veut-il pas en parler ? Y-a-t-il du flou ou même le loup ?

Bilan plus que mitigé

Force est de reconnaitre que le qualificatif d’« apprenti » dont Christian Levrat l’a affublé au début de son mandat lui est resté collé à la peau comme un sparadrap. Il y a mis du sien! Dès le début il n’a pas su s’entourer des personnes qui lui auraient permis de faire oublier son absence de compétence en matière de politique étrangère. La faute originelle, tout le monde en convient aujourd’hui même le principal intéressé, aura été de conserver la Secrétaire d’Etat nommée par son prédécesseur peu de mois avant son entrée en fonction. Il lui aura fallu deux mois pour lui enlever l’essentiel de ses prérogatives en matière européenne mais deux ans pour s’en séparer définitivement. Le mal était fait, comme on l’a vu, de manière emblématique, dans le processus de paix au Mozambique, que sa principale collaboratrice a presque failli faire dérailler à force de ne rien comprendre au processus et de mener une querelle personnelle contre son architecte, l’ambassadeur suisse à Maputo. En outre, sous sa direction le climat de travail au DFAE est devenu si lourd que de nombreux collaborateurs, surtout des collaboratrices, l’ont quitté ces derniers mois.

Au cours des deux ans de son règne, Ignazio Cassis aura donné l’impression d’être assis devant une console Play Station. Il lançait un “game” lorsque cela lui plaisait et croyait pouvoir l’arrêter, ou le “reseter”, selon sa volonté. Même son principal dossier, l’Europe, qu’il voulait “reseté” lui a joué des tours et est aujourd’hui grippé. La politique étrangère n’est pas un jeu électronique. Un jour l’UNRWA est partie au problème israélo-palestinien, un autre non. Un jour les syndicats et les ouvriers sont un obstacle à la conclusion d’un Accord-cadre avec l’UE, un autre non. Un jour Philip Morris est bienvenu pour sponsoriser la « Swiss House » de Dubaï, un autre non. Un jour Glencore est exemplaire, un autre non, surtout après que la mine, qu’il avait visitée tout sourire, a dû être fermée. Un jour il estime bon que la Suisse exporte des armes de guerre vers les pays en guerre civile, un autre il interdit à Pilatus d’assurer le service après-vente d’anciens contrats en Arabie Saoudite. Il a essayé de se sortir de ces contradictions, tout récemment, en les mettant sur le compte de ces autres langues que sa langue maternelle dans lesquelles il doit s’exprimer. En cela, il partage le sort de tous ses collègues du gouvernement qui doivent chacun à leur tour sortir de leur zone de confort linguistique.

Ce cha-cha-cha politique, qui rappelle l’homme de PROTELL d’avant son élection, a interpellé les observateurs. Était-il le signe d’un manque de convictions ou la traduction d’une stratégie de la provocation bien réfléchie ? Encore aujourd’hui les avis sont partagés. Son approche du multilatéralisme onusien peut apporter des éléments de réponse. Après ses discussions avec le Secrétaire d’Etat Pompeo et l’ancien Conseiller à la sécurité nationale John Bolton à Washington, il s’était félicité d’avoir parlé avec eux des réformes nécessaires du multilatéralisme. Inquiétant compte tenu de leur pédigré ! En même temps, il louait le multilatéralisme sans que cela se traduise dans les faits. S’agissant de l’UNRWA, il s’est engouffré avec une apparente délectation dans la brèche ouverte par la fuite faisant état d’une procédure d’investigation interne en cours. Au lieu de respecter la présomption d’innocence de son directeur suisse, Peter Krähenbühl, innocenté par la suite, Ignazio Cassis s‘est senti faussement conforté dans ses critiques précédentes et en a remis une couche. Concernant le Traité d’interdiction des armes nucléaires et du Pacte sur les migrations de Marrakech, deux bébés de la diplomatie suisse, il a aussi tiré la prise, à la surprise de nos partenaires internationaux et de l’ONU. Même double approche pour les droits de l’homme: cause noble mais probablement pas assez pour l’amener à soutenir l’adoption au Conseil des droits de l’homme d’une résolution de soutien aux femmes Saoudiennes. Cette cohérence pro-multilatéraliste dans les discours mais plutôt anti dans les faits est peut-être la seule constante qu’il ait manifestée en deux ans. En y introduisant toute sorte de conditionnalités, il a aussi réussi à susciter la controverse par rapport à notre politique de coopération au développement jusqu’ici largement soutenue. Enfin, il a espéré se redonner de l’air et de la cohérence avec ses “Visions 2028 “ pour le DFAE, comme une assurance (sur)vie jusqu’à cette date. Peu les ont lues et plus personne n’en parle.

Le PDC possède les clefs

La politique est cruelle. L’entrée des Verts au gouvernement ne peut se faire que par deux moyens: le retrait volontaire d’Ignazio Cassis avant ou pendant l’élection ou un basculement de majorité. La première option restant peu plausible, seul le PDC pourrait provoquer la deuxième. En a-t-il le courage ? Le parti a été victime de la “trahison” du PLR en 2003 et a joué un rôle crucial dans la destitution de Christoph Blocher en 2007. Il a ainsi prouvé dans le passé qu’il peut maîtriser ce genre d’opérations lorsqu’il le souhaite! Il ne lui a sans doute pas échappé que des éléments objectifs pourraient l’aider dans son choix aujourd’hui. Si le bilan du Tessinois ne plaide guère en sa faveur, même son canton d’origine ne se tient plus derrière lui comme un seul homme. Toujours plus de critiques passent le Gothard pour faire comprendre que son départ pour une bonne cause (verte) ne provoquerait aucune insurrection. Une solution de remplacement pourrait d’ailleurs être toute trouvée lors de la prochaine vacance socialiste au Conseil fédéral : Marina Carobbio la nouvelle Sénatrice.

Le 11 décembre entrera d’une manière ou d’une autre dans l’histoire suisse. Ce sera soit la date de l’entrée des Verts au gouvernement soit celle du refus du Parlement d’entendre les Suisses ! Nos représentants auront le choix entre fixer leurs regards dans le rétroviseur ou le projeter vers l’avenir ! Quoiqu’il en soit le peuple aura le dernier mot et, on le sait, ce peuple-là n’aime pas que l’on refuse trop longtemps de l’entendre. Les pères de notre Constitution n’ont pas accordé au Parlement la prérogative d’élire le gouvernement du pays avec une note de bas de page leur conseillant de systématiquement s’opposer à la volonté populaire!

Une remarque finale: le fait que la gauche probablement approuverait les vues exprimées ci-dessus ne leur ajoute ni ne leur enlève de la pertinence. La politique est une science hautement relative. Si Ignazio Cassis était PS et fortement profilé à gauche c’est cette dernière qui jurerait, la main sur le cœur, de défendre jusqu’au bout la présence tessinoise au Conseil fédéral, alors que la droite aurait déjà déposé ses valises devant sa porte avec un aller simple pour Lugano! 

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