Pollutions nucléaires transfrontières : comment l’Allemagne se défend face à ses voisins

L’Allemagne craint la construction d’une centrale nucléaire en Pologne, à plus de 250 km de sa frontière. Comment fait-elle valoir son droit ? Qui agit et comment ? 

La Convention d’Espoo, du nom de la ville de Finlande où elle a été signée, réunit 53 pays européens dont la Suisse, avec mission de limiter les risques de pollutions transfrontières. L’emploi récent de cette convention par les Allemands mérite d’être commenté. Elle permet de comprendre comment les pays d’Europe peuvent limiter les risques de pollutions transfrontières sachant par ailleurs que l’exemple développé ici repose sur la commande d’une expertise genevoise* par une députée allemande au Bundestag.

En deux mots, les signataires de la Convention d’Espoo s’engagent à avertir leurs voisins lors d’un projet de construction d’une installation nucléaire – entre autres installations – et à faire les études d’impact nécessaires pour s’assurer qu’aucun dommage important n’affectera les pays voisins. Le pays auteur du projet doit informer équitablement le public des deux côtés de la frontière, en coordination avec celui qui pourrait être victime du dommage. Si le pays auteur du projet n’entreprend pas cette démarche, celui qui craint pour son intégrité peut faire reconnaître son droit d’être informé et, ainsi, peser un peu sur les choix effectués puis, le cas échéant, assurer un suivi de l’installation tout au long de son exploitation.

 

En quête de données scientifiques  

Dans le cas qui nous occupe, la Pologne a considéré que son projet de centrale nucléaire ne représentait aucunement une menace pour ses voisins. Quant au gouvernement allemand, il ne bougeait pas non plus. Sylvia Kotting-Uhl, présidente de la commission de l’environnement au Bundestag (Les Verts), a pointé l’inaction du gouvernement sur ce dossier : “C’est révélateur de la léthargie avec laquelle le gouvernement allemand suit les projets nucléaires dans un pays voisin” (Zeit Online, 26.01.2021).

Pour sortir de l’impasse, Sylvia Kotting-Hühl, au nom des Verts, a demandé aux experts genevois (dont le soussigné fait partie) une étude déterminant si l’Allemagne et les pays environnant la Pologne risquaient d’être touchés lors d’un accident nucléaire majeur dans un réacteur situé dans la région de Zarnowiec-Kopalino, au nord de Gdansk, sur la Baltique. La question était laconique : le nuage radioactif pourrait-il impacter l’Allemagne et les autres pays de façon significative et, vu l’importance des vents dans la direction prise par le nuage délétère, selon quelle probabilité ?

 

Méthode de l’étude genevoise

L’équipe genevoise s’est mise au travail et a commencé de préciser les caractéristiques du réacteur nucléaire que la Pologne serait en passe de choisir (possiblement un réacteur à eau pressurisée de 3400 MWth, sachant que l’EPR français, plus puissant, semblait avoir été exclu des pourparlers). Afin d’être représentative, l’étude modélise un accident nucléaire majeur au travers de 1096 situations météorologiques correspondant à 1096 jours jusqu’à fin novembre 2020 (sur trois années). L’étude porte sur l’impact en Pologne et dans un premier cercle de quatre régions autour de la Pologne : l’Allemagne (ouest), le Danemark et la Suède (nord), Kalinigrad-Oblast, la Lituanie et la Lettonie (est), la Tchèquie, la Slovaquie, l’Ukraine et la Biélorussie (sud et sud-est) ; elle examine également plus de 30 pays européens dans le but de fournir une image complète des dommages potentiels sur la santé et l’environnement que créerait cette installation. L’étude a été publiée à fin janvier avec de nombreux détails sur la méthode employée, en précisant l’identité du mandant.

 

Principaux résultats

En cas d’accident nucléaire majeur, en moyenne, 60% des maladies graves radio-induites (cancer, maladies cardiovasculaires et décès radio-induits associés) surviendraient en dehors de la Pologne.

Du point de vue des limites d’exposition annuelles du public, telles que fixées par la directive 2013/59/Euratom, plus de 7 millions de personnes en Europe recevraient une dose de rayonnement ionisant ≥ 1 mSv (au-delà de la limite supérieure pour le public en situation normale). Et plus de 150’000 personnes recevraient en moyenne une dose de rayonnement ionisant ≥ 20 mSv, soit une dose supérieure à la limite de 20 mSv en une seule année pour les professionnels travaillant avec des éléments radioactifs (et le personnel navigant des compagnies aériennes). Ces niveaux ont déjà un impact sanitaire car les radiations ionisantes ont la propriété d’infliger des micro-blessures à nos cellules même à petites doses. Les cellules se réparent spontanément, mais pas toujours, et les micro-blessures peuvent produire des dommages aux molécules d’ADN, c’est à dire à notre code génétique et entrainer des maladies graves (tel le cancer) et moins graves.

Concernant les impacts transfrontières proprement dit, sur 1096 simulations météorologiques, dans 69% des cas, une des quatre régions autour de la Pologne recevrait une dose collective engagée supérieure à ce pays, tandis que dans 76% des situations météorologiques, trente pays d’Europe considérés ensemble seraient dans ce cas. Les quatre pays ou groupes de pays autour de la Pologne qui seraient plus touchés que la Pologne le sont dans un pourcentage de simulations qui n’est pas négligeable : Allemagne (9%) ; Suède et Danemark (24%) ; Kalinigrad, Lituanie et Lettonie (34%) ; Tchéquie, Slovaquie, Ukraine et Biélorussie (17%). En clair, un accident nucléaire majeur dans la région de Zarnowiec-Kopalino aurait une forte probabilité d’affecter davantage la santé des habitants des pays avoisinant que celle des Polonais. Les frontières à l’intérieur de l’Europe étant ce qu’elles sont, le risque constitué par ce projet industriel a une dimension transfrontière indubitable.

 

Comment le dossier a avancé auprès du gouvernement allemand  

Selon la presse allemande, à la suite de la réception de l’étude, Sylvia Kotting-Uhl a adressé une lettre de protestation au bureau de la Convention Espoo en résumant les conclusions de l’équipe genevoise ; elle a par ailleurs demandé au gouvernement allemand d’exiger l’implication de l’Allemagne auprès du gouvernement polonais (Zeit Online, 26.01.2021). A la suite de quoi le gouvernement fédéral a demandé à être informé de l’évolution du projet polonais de construction de réacteurs nucléaires sur la mer Baltique et à être associé aux discussions. Jochen Flasbarth, secrétaire d’État au ministère fédéral de l’environnement a déclaré au Redaktions Netzwerk Deutschland, qu’il souhaite connaître tous les détails du projet, tels que les types de réacteurs prévus et les mesures de sécurité : “La question de savoir comment la construction de nouveaux réacteurs nucléaires affectera l’Allemagne est très pertinente pour nous dans ce contexte” (RND, 27.01.2021). La Convention d’Espoo veut favoriser les échanges d’informations entre pays, non l’ingérence dans la politique d’un pays. Comme le précise Sylvia Kotting Uhl, “le gouvernement allemand ne peut pas arrêter les projets nucléaires insensés de la Pologne, mais il peut informer les citoyens concernés, exiger d’avoir son mot à dire et insister pour que la sécurité des centrales soit optimale, sous un œil vigilant” (Zeit Online, 26.01.2021).

Une disposition de la Convention Espoo mérite d’être soulignée, à propos du contenu du dossier d’évaluation des risques : celui-ci doit décrire les solutions de remplacement éventuelles du projet, sans omettre l’option «zéro». Le nucléaire représente une alternative au charbon, mais il y a vraisemblablement d’autres possibilités que le nucléaire, ce que certains pourraient trouver tentant de développer.

Pour conclure, la Convention d’Espoo élargit l’épreuve de vérité sur un projet industriel potentiellement dangereux, bien au-delà des frontières du pays qui entend le développer. En regard de l’accident nucléaire de Fukushima dont on commémore les dix ans ce 11 mars, la Convention apporte ce petit plus pour échapper à l’état d’esprit néfaste qui, sous d’autres cieux, selon la commission d’enquête parlementaire japonaise, a favorisé l’abandon de tout esprit critique chez les bureaucrates en charge de la sécurité de l’industrie nucléaire nationale.

* Piguet, F.P.i, Eckert, P.ii, Knüsli C.iii, Peixoto H.iv, Giuliani G.iv. 2021. Modelling of a Hypothetical Major Nuclear Accident in Poland from 1096 Meteorological Situations and Analysis of Transboundary Environmental Impact for European Countries and Their Inhabitants. Institut Biosphère. Geneva. Strategic Studies No 3. Version 2021.01.11. 20 p.

i Institut Biosphère, Geneva; ii Geneva; iii IPPNW (Suisse), Luzern; iv Institute for environmental sciences, University of Geneva.     

URL: https://institutbiosphere.ch/eunupri2021.html

Frédéric-Paul Piguet

Frédéric-Paul Piguet est philosophe du droit et expert en sciences de l’environnement. L'axe principal de son blog est celui de la résilience de la Suisse et de ses habitants, alors qu'il convient de restaurer les qualités de la biosphère. Afin d'élargir le propos, le blog met aussi à profit les apports de l'histoire et de l'anthropologie.

4 réponses à “Pollutions nucléaires transfrontières : comment l’Allemagne se défend face à ses voisins

  1. Dans cet intéressant article il me manque l’exposé de la claire délimitation à toujors avoir à l’esprit entre danger et risque.
    Toute installation technique fabriquée par l’homme, comme une simple ligne électrique, un barrage, ou une centrale électrique, que celle-ci soit hydraulique, thermique à agent fossile ou nucléaire, représente un danger. Il en est de même pour un champ d’éoliennes, ou pour une installation photovoltaïque formée de dizaines à des milliers de modules engendrant chacun tensions et courants continus susceptibles de créer des arcs électriques.
    Chacune a un certain potentiel de dangerosité, que ce soit des émissions de radiations, de gaz polluants ou à effet de serre, ou des ruptures, des éclatements, des explosions, des nuisances sonores, des électrocutions.
    Faire un simple feu dans son jardin peut être dangereux. Le risque d’accident augmente en cas de sécheresse. On voit donc qu’un même danger bien connu et défini est accompagné de risques de différentes amplitudes, souvent mal estimés.
    Il y a donc le danger, généralement bien décrit, d’un côté, mais aussi et surtout le risque, d’un autre, et lui mal défini, souvent sousestimé, mais aussi surestimé. On confond trop souvent danger élevé et risque élevé. Le risque ressort de données statistiques et de calculs de probabilités. La pesée doit se faire, et on le fait tous les jours, ne serai-ce qu’en traversant une route, entre dangers connus et risques à définir.
    Une nouvelle centrale nucléaire de dernière génération, toute dangereuse qu’elle puisse être sous l’aspect radiologique, présente moins de risques d’accidents qu’une centrale ancienne lorsqu’on la construisait il y a 40 ans. De plus, même pour cette dernière, les obligations de mises à niveau successives des éléments de sûreté (en Suisse on parle de sécurité) qu’imposent les autorités de surveillance, sous peine de retirer l’autorisation d’exploitation, font que, paradoxalement, ces anciennes centrales sont actuellement plus sûres qu’elles ne l’étaient le jour de leur inauguration. Ainsi, la centrale de Mühleberg était plus sûre le 20 décembre 2019, jour de sa mise à l’arrêt définitif, qu’en 1972, son exploitation étant plus risquée alors qu’en 2019, car elle a été maintenue et mise à niveau continuellement !
    À Fukushima, la dangerosité des tsunamis était connue, comme dans le reste du Japon, mais il y a eu la négligence d’avoir prévu une digue de seulement 6 mètres, ce qui augmentait fortement le risque d’une inondation qui pourtant ne s’est pas produite pour la centrale de Onagawa, encore plus proche de l’épicentre, qui avait sagement été pourvue d’une digue de 14 mètres et qui donc s’est normalement arrêtée lors du séisme et dont le refroidissement a continué sans interruption. En Suisse, nos centrales sont équipées de génératrices de secours à diesel dans des locaux bunkerisés. Ce qui n’était pas le cas à Fukushima, cela augmentant le risque.
    Il n’y a donc pas à envisager une nouvelle centrale nucléaire en Pologne de dernière génération sous l‘angle d’un risque particulièrement plus élevé que les nôtres, ou les suédoises, également proches de l’Allemagne.

    1. Merci beaucoup pour votre commentaire dont les éléments factuels sont exacts.
      Si je puis me permettre, vous focalisez votre attention sur l’objet qui serait associé à la cause d’un dommage aux personnes: une ligne électrique, un barrage, une centrale nucléaire etc. Or, le rapport parlementaire japonais sur la catastrophe de Fukushima établit que la cause fondamentale de la rupture de confinement de trois réacteurs nucléaires n’est ni le tsunanmi, ni la négligence et encore moins le sous-dimensionnement d’une digue (dont la matérialité n’est pas niée). Le rapport constate que cette cause fondamentale est un état d’esprit fait de collusion entre le gouvernement, le régulateur et l’opérateur (p.16) auquel s’ajoute la mentalité de la bureaucratie japonaise dédiée d’abord à la défense des intérêts de sa propre organisation (p. 43-44). Pour reformuler le tout de façon plus générale, une cause importante de l’accident nucléaire de Fukushima est un début de ‘déliquescence’ de la société japonaise qui ne parvient plus à remplir les conditions nécessaires pour maitriser le danger constitué par ses réacteurs nucléaires (alors que le risque d’un tsunami hors norme est connu). Concernant l’Europe, la Convention Espoo représente une réponse intéressante au défi du risque en ceci qu’elle inclut dans le processus d’évaluation d’une nouvelle unité industrielle les voisins se sentant menacés, avec pour but implicite de stimuler le débat critique qui concourt à maintenir un niveau élevé de sécurité. La Convention ne peut toutefois fonctionner que si les pays concernés y participent et s’engagent dans le processus de bonne foi. Elle ne suffira toutefois pas à maintenir un haut niveau de sécurité si les pays européens entrent en déliquescence. Comprenez que je ne cherche pas à minimiser l’importance du travail de l’ingénieur dans la sécurité d’un réacteur, mais à le contextualiser.

  2. La Pologne est un pays dont le PIB est faible au regard des pays européens dits occidentaux. Elle assure un confort acceptable à ses citoyens en brulant énormément de charbon qu’elle extrait de son sous sol avec des émissions de GES colossaux.
    Que voulez vous qu’elle fasse
    1) Continuer le business as usual Risque à 30 ans vie très probablement insupportable (lire par ex le livre de Wallace Wells)
    ou 2) couvrir le pays d’éoliennes avec construction de centrales au gaz pour pallier les coups de mou Risque à 30 ans (voir1)
    ou 3) restreindre l’accès à l’énergie au même niveau que en 1945 tandis que par exemple les Suisses continueraient à voler de continent à continent et de s’équiper de luxueuses voitures. Risque d’émeutes et de conflits armés à 20 ans Probabilité +++
    ou 4) Imposer une Sobriété douce et décarboner la production d’énergie (Electrifier ce qui peut l’être, produire de l’énergie de manière pilotable, fiable cad le nucléaire)
    risque d’accident dommageable pour la population : Très faible. L’électricité nucléaire coûte cher vu les systèmes redondants et autres processus de qualité).
    Le problème des déchets nucléaires est en voie de résolution
    ou 5) merci de me donner votre solution !

    1. Les problèmes que vous soulevez sont réels.
      Je ne connais pas l’équation énergétique polonaise. Il me semble cependant que, pour la Pologne, accepter de bonne foi d’informer l’Allemagne, l’Autriche et les autres pays voisins qui en feraient la demande dans la cadre de la Convention d’Espoo permettrait d’ouvrir le champ des possible. Elle pourrait améliorer son projet énergétique dans la mesure où l’on est souvent plus intelligent quand on échange des connaissances et expériences. Ce n’est pas facile vu l’histoire de ces pays, mais le bénéfice d’un tel processus serait important.

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