Sale bête

(5) Cri de la carotte et silence des agneaux

Le consensus philosophique est sans équivoque: nous avons des devoirs envers toutes les entités qui sont capables de ressentir des choses agréables ou désagréables, et envers elles seulement. En d’autres termes, sont des patients moraux tous et seuls les êtres sentients. La moralité de certaines de nos pratiques dépend donc crucialement d’une question scientifique: qui sont les êtres sentients?

Mon cousin Bobby n’est pas un homme de science, mais il ne manque pas une occasion de se taire. Quand il ne prétend pas que les végétaux sont sentients, c’est pour nier que les animaux le soient. Au regard des connaissances que la science met à notre disposition, ces croyances sont franchement grotesques. Il faudrait en rire si elles n’avaient pas les effets désastreux que l’on sait: rien qu’en permettant à Bobby de consommer de la chair animale quotidiennement, elles engendrent chaque année la souffrance et la mort d’environ 500 animaux.

Bien sûr, Bobby ne peut accéder à la sentience des animaux comme il accède à la sienne propre. Parce que sa souffrance est précisément sa souffrance, il lui suffit qu’elle survienne pour le savoir. La souffrance des ratons laveurs, des truites et des perdrix n’est pas aussi transparente à sa conscience. Ce qui n’excuse toutefois pas son scepticisme en la matière: après tout, bien qu’il ne connaisse pas directement la peine de Lara Fabian, il n’en doute pas une seconde lorsqu’il perçoit ses cris stridents.

Ainsi, nous accédons à la sentience de nos congénères en observant leurs comportements. Mais l’outil principal, pour savoir si un individu est sentient, demeure l’étude de sa physiologie. Voyons donc ce que les comportements et la physiologie respectifs des végétaux et des animaux peuvent nous apprendre à leur sujet.

Bobby est sentient parce qu’il possède un système nerveux central: des informations remontent via ses nerfs jusqu’à son cerveau, qui les analyse ensuite sous forme de sensations. Les plantes n’ayant ni cerveau ni système nerveux, tout porte à penser qu’elles ne ressentent rien. Certains soutiennent pourtant qu’elles sont intelligentes. Non seulement réagissent-elles de façon étonnante aux stimuli de leur environnement. Il leur arriverait même de communiquer! C’est donc forcément qu’elles ont des sensations, qu’elles veulent vivre, ni plus ni moins que nous. N’est-ce pas?

Eh bien non, ça n’est pas. Que les plantes soient adaptées à leur environnement,
au point même d’échanger des informations pertinentes pour leur survie, n’a rien d’étonnant. Après tout, elles ne sont pas moins que nous le résultat de milliards d’années d’évolution – car non, nous n’avons pas plus évolué que les autres êtres vivants qui peuplent la Terre. Mais qu’on les appelle “intelligence” ou non, ces facultés n’impliquent pas la moindre sensation, ni la moindre volition. L’argument de l’intelligence des plantes ne fait donc pas honneur à celle des humains.

Puisque les végétaux ne sont pas sentients, nous n’avons pas d’obligations à leur endroit.

Concernant les animaux, tout n’est pas noir ou blanc. Les scientifiques s’accordent pour dire que tous les vertébrés sont sentients. Mammifères, oiseaux, poissons, reptiles et batraciens seraient donc des patients moraux. Et il en va de même de certains invertébrés, tels que les pieuvres et les calamars. D’autres, comme les éponges de mer, sont dépourvus de système nerveux central et donc incapables de ressentir quoi que ce soit. Les choses se compliquent néanmoins du fait que, si la possession d’un tel système est une condition nécessaire à la sentience, elle n’y suffit pas pour autant. Encore faut-il avoir un cerveau d’une certaine complexité, l’ennui étant qu’il est difficile de savoir précisément quelle complexité.

C’est alors qu’intervient le critère comportemental. Ainsi, les comportements de certains arthropodes (insectes, arachnoïdes et crustacés) semblent attester de leur sentience. L’idée est assez simple. Parce qu’ils recherchent le plaisir et évitent la douleur, ces animaux adoptent certains comportements, qui n’auraient donc pas été à leur portée s’ils n’avaient pas été sentients. Evidemment, les réactions les plus simples et stéréotypées ne nécessitent pas la présence de sensations – en témoigne l’ “intelligence” des plantes. En revanche, des comportements plus complexes, comme la fameuse danse des abeilles, constituent de solides indices de sentience.

Pour faire court: les plantes ne sont pas sentientes; les vertébrés le sont; et des doutes subsistent au sujet des invertébrés. Sauf exceptions, nous devrions donc partir du principe que nous avons des obligations envers les animaux, et envers les animaux seulement.

(Illustration: Fanny Vaucher)

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