Autre regard sur l'actualité

Allez la Suisse : à pied en ville !

Marche en ville

Vector Cartoon People Walking in Urban Park Illustration. Happy Children run with Dog, Family Pass with Kids and Baby Pram, Grannies with Grandson Sit on Bench, Boy Cycling. Flat City Skyline Backdrop

Au pays de la randonnée, les piétons en ville sont bien mal lotis. Dans les villes suisses, la marche est souvent englobée dans un concept plus large de mobilité active, mêlant piétons, cyclistes sur vélos mécaniques et électriques et autres trottinettes… Pourtant, les piétons ont des besoins bien spécifiques ! Il est temps de les entendre, de reconnaître leur fragilité face à tous les autres modes de transport, et de mettre la marche au cœur de nos préoccupations citadines.


La Suisse est championne du monde de la randonnée, mais pas de la marche en ville, particulièrement en Suisse romande. Alors que le débat se focalise sur la place de la voiture et du vélo en ville, on y a oublié et on y oublie encore que nous sommes d’abord des bipèdes! En montagne, ou à la campagne, on connaît bien ces panneaux jaunes donnant temps de marche et les destinations variées de randonnées. C’est clair : avec le développement, l’entretien et la promotion de ses 65 000 kilomètres de chemins pédestres mis en réseau (1), uniques au monde et marqueurs de notre identité nationale, attractifs et sûrs, Suisse Rando fait tout juste ! Mais quand on arrive en ville… c’est la douche froide. Nos rues sont devenues moins sûres, moins intéressantes, bruyantes, enfumées, utilisées par une minorité enfermée dans de gros et lourds véhicules. Laisser ses enfants jouer dans la rue en bas de chez soi, faire ses courses à pied et croiser son voisinage sur le chemin, prolonger les contacts par un moment de convivialité sur un banc ou une terrasse toute proche : des images d’Epinal ! Nos villes sont sacrifiées depuis quelques dizaines d’années au trafic automobile, qui a littéralement dévoré l’espace dévolu à la marche. Le comble, ce sont certainement ces valeureux juniors se rendant à vélo ou à pied à l’école, mis en danger par des parents motorisés qui veulent préserver leur propre enfant des dangers de la route et le conduisent en voiture !

Toutes et tous piétons

Nous sommes pourtant toutes et tous des piétons, au moins en puissance, alors que seule une part de notre population est cycliste et/ou automobiliste. Statistiquement, la part de la marche dans le nombre des déplacements compte pour 40 % à Genève et Lausanne et 30% environ dans les centres secondaires vaudois (2). C’est en utilisant nos deux pieds que nous bougeons depuis des dizaines de milliers d’années, nous donnant le temps de la rencontre et de nous adapter aux perceptions de danger. La marche est un moyen de locomotion autonome et permet la prise de confiance en soi, particulièrement pour les plus jeunes et fragiles. Elle est simplement bonne pour notre santé, alors que nous sommes si souvent assis. Du point de vue de l’environnement, elle ne cause pas d’émissions bruyantes ou polluantes, et ne nécessite pas de surfaces imperméables au revêtement uniforme et aseptisé. L’espace public piétonnier permet de faire de la place aux arbres, à des plantations diverses, à des assises, des jeux ou à des œuvres d’art intégrées : il permet donc une richesse d’expériences unique, et une autre façon de considérer ce qui nous entoure.

De bon exemples européens

De nombreuses villes européennes l’ont compris. Elles instituent des zones sans voitures : par exemple pour tout le centre-ville (Groningue, Oslo et Gand) ou pour des quartiers (à Turin, Paris ou Barcelone), à la satisfaction des citadin-e-s d’abord dubitatifs, puis heureux de ces nouvelles manières de vivre, de travailler et de bouger en ville. Cette tendance doit nous interpeller : le piéton est redevenu prioritaire dans une bonne partie de l’espace public ; il y est intégré dans toute sa diversité, de jeune à senior, à mobilité réduite ou pas, et s’y sent à nouveau bienvenu. En Espagne, la ville de Pontevedra en Galice était précurseure. En 1999, le maire de cette agglomération d’environ 80 000 habitants a réformé sa ville en donnant la priorité aux piétons. Entièrement à 30 km/h, sans exception pour les axes structurants, et fortement piétonnisée, cette commune a vu une réduction globale du nombre de véhicules circulant chaque jour et 70% des déplacements y sont effectués à pied ! Sur le plan économique, les commerces, bars et restaurants se félicitent de ce nouveau cadre de vie qui a boosté leur chiffre d’affaires. En parallèle des parkings souterrains (payants) et des parcs de dissuasion (gratuits) ont été construits à l’extérieur du centre-ville, à dix minutes à pied. Les riverains et les livreurs sont autorisés à stationner au maximum 30 minutes pour décharger leurs marchandises. Au final, le maire de cette ville a été réélu sans discontinuer sur cinq législatures. Quel plébiscite pour son concept !

Favoriser l’ « évaporation » de la circulation automobile

En Suisse, l’investissement routier continue à avoir son succès politique, même si certaines villes ont œuvré avec succès pour calmer le trafic, particulièrement en Suisse alémanique. De fait, l’expansion de la capacité de voirie provoque une augmentation du trafic automobile, et non sa diminution ; à l’inverse, le phénomène d’« évaporation de la circulation » a été prouvé à Séoul comme à Londres, à Lyon ou Nantes: une part de la circulation disparaît lorsque l’espace routier est réaffecté des véhicules privés vers des modes de transport plus durables comme la marche, le vélo et les transports publics ; on tend à renoncer en effet aux déplacements non indispensables (3). En somme, il n’y a pas de chaos annoncé avec une réduction de l’espace réservé aux véhicules motorisés. Bien au contraire, une augmentation de la qualité de vie résulte de ces mesures de tranquillisation routière (voir aussi Berne, Bâle, Annecy, Grenoble, …).

Donner la priorité aux plans piétons

Alors qu’il y a 40-50 ans, on a remodelé les villes en fonctions des voitures, dans les années 1990-2000 refaçonné les voiries pour les transports publics, la tendance actuellement est de penser les villes en fonction des vélos. L’ordre des priorités doit changer : les autorités doivent développer en premier leur plan piétons ; les plans cycles, transports publics, voitures individuelles et livraisons doivent s’y adapter. Les statistiques suisses sur les modes de transport marquent le peu de cas fait de la marche : elle est englobée dans le concept large de mobilité douce, mêlant piétons, cyclistes sur vélos mécaniques et électriques, trottinettes, … L’adage est bien connu : quand on ne nous compte pas, nous ne comptons pas. Bien sûr, il ne s’agit pas d’éluder l’importance des plans vélos ou le réseau de transports en commun. D’ailleurs, là où des réseaux cyclables continus sont réalisés, les espaces piétonniers sont bien moins « squattés », car les autres usagers de la mobilité douce que sont les cyclistes disposent d’une voie sécurisante et d’un réseau sans interruption. Mais leur développement ne doit pas se faire au détriment des piétons. Si le lobby des cyclistes est à raison très visible et écouté, celui des piétons est très silencieux ou politiquement inexistant. Ce paradigme doit changer.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’opposer les piétons au reste du monde ; je suis moi-même une combinaison de piétonne, cycliste et automobiliste. Cependant, il est temps de reconnaître la fragilité du piéton face à tous les autres modes de transport et de commencer enfin à le ou la considérer à sa juste importance. Un changement de loi, ou une initiative fédérale à l’image de ce qui a été fait pour le vélo récemment, doit à mon avis être votée pour que les vélos ou autres engins utilisant le même espace que les marcheurs soient obligés d’y rouler au pas. Dans chaque commune, il faut étendre le plus possible les trottoirs et zones pédestres appartenant aux seuls piéton-ne-s (+ vélos d’enfants jusqu’à 12 ans), avec une sensibilisation préventive des usager-e-s et des contrôles à la clé pour bien ancrer le changement. En parallèle, nous devrons bien sûr inciter les vélos et cycles divers à utiliser la voirie, elle-même apaisée et aménagée (baisse des vitesses globales, limitation des volumes de trafic, etc.). Grâce à des chemins perméables en ville, le piéton ne sera plus « enterré » dans des passages sous-route, ne devra plus contourner toute une rue mais disposera de chemins publics et agréables, pourra éviter, sans rallongement du temps de trajet, le trafic automobile, et sera prioritaire dans certaines zones, notamment les zones de rencontre.

Rues vivantes et marches exploratoires

L’impulsion pour redonner leur juste place aux habitants-e-s dans l’espace public peut venir aussi du terrain. En 2012, un groupe de citoyens, d’entrepreneurs et de fonctionnaires de la ville de Gand en Belgique se réunissait pour imaginer ensemble un réseau de rues piétonnes construit autour de places, avec des voies dédiées pour les vélos et les transports en commun. Regroupés en une association, ces acteurs ont mis en pratique leurs idées en créant des espaces d’expérimentation appelés « rues vivantes». Ce concept de participation citoyenne a essaimé en Europe depuis.

De même, les marches exploratoires, une méthode d’observation sur le terrain effectuée par un petit groupe, permettent d’identifier les points positifs, ou ceux à améliorer dans l’espace public. Elles se font de plus en plus couramment. Les pratiquant-e-s d’un quartier, accompagnés de professionnel-le-s de l’aménagement, permettent de poser des diagnostics tout à fait intéressants par rapport à des seules impulsions politiques parfois déconnectées de la réalité du terrain. Ces démarches, notamment menées à Lausanne ou à Genève depuis quelques temps déjà, sont les prémisses d’un mouvement pro-piétons en Suisse romande engagé il y a plus de 30 ans dans le reste du pays.

Des aménagements urbains soignés et accueillants, tels des bancs publics, des passages piétons ou un bon éclairage, la présence de parcs, de lieux de rencontre, d’espaces de nature, et l’évitement maximal d’axes à forte densité de trafic sur leur chemin, ou près des écoles (car un chemin de l’école le plus séparé du trafic est aussi un espace de jeu, de découvertes et d’autonomie pour l’enfant) sont des conditions sine qua non pour augmenter la sécurité des piétons en général et des plus vulnérables d’entre eux en particulier (enfants, personnes âgées ou à mobilité réduite). Ce public sensible pris en compte, nous reviendrons bous toutes et tous à plus de déplacements pédestres: la marche n’est pas réservée aux seuls cheminements de randonnée dans la nature suisse, elle doit reprendre ses droits en ville ! C’est notre moyen de locomotion essentiel : considérons-la comme telle.

[1] A titre de comparaison, les routes suisses font un peu plus de 70 000 kilomètres et le rail environ 5 000 kilomètres

[2] Analyse du micro-recensement Mobilité et Transports 2015 et comparaison avec les années 2000, 2005 et 2010, page 131 et 132

[3] Schéma simplifié du système d’évaporation du trafic lorsque des axes routiers sont éliminés.

Ce phénomène a été documenté par des thèses et observations variées sur le terrain en Europe. A l’Université de Lausanne, une thèse est justement en train d’être finalisée, sous la houlette du Professeur Vincent Kaufmann et financée par Transitec – Optimiseurs de mobilité, sur ce même sujet : nul doute qu’on pourra en tirer des éléments utiles pour démontrer que la baisse de trafic n’est pas difficile à obtenir et qu’il n’y a pas besoin de scénarii-catastrophe de la part des autotriés politiques, en cas de fermeture, planifiée ou non, de certains axes routiers.


 

Quitter la version mobile