Politique migratoire

Générosité coupable ?

L’argument selon lequel l’ouverture aux victimes de la guerre en Ukraine serait révélatrice d’une fermeture raciste vis-à-vis des réfugiés syriens, afghans ou yéménites a connu une large diffusion ces derniers jours.

Certains de ses propagateurs sont pleins de bonnes intentions. Ils souhaitent pousser l’Europe à plus de générosité et prennent au pied de la lettre l’universalité des droits humains. L’argument mérite cependant d’être considéré avec prudence et nuancé pour plusieurs raisons.

La première est que certains pays d’Europe ont connu dans le passé des élans d’ouverture à des populations très diverses. Les Kosovars en 1999, face à ce que le HCR décrivit comme le plus grand exode depuis la seconde guerre mondiale, quand l’OTAN établit un pont aérien d’évacuation. Les Syriens, en été 2015, quand les frontières furent ouvertes, en particulier vers l’Allemagne et la Suède.

Il est vrai qu’ensuite, des accords discutables – en particulier avec la Turquie – refermèrent les voies d’accès. Mais les permis octroyés à l’époque à des centaines de milliers de réfugiés furent souvent définitifs, contrairement aux admissions temporaires offertes aujourd’hui aux Ukrainiens[1].

La deuxième nuance tient à la géographie. Même si Alep et Damas ne sont pas si loin de l’Europe, de nombreux autres pays d’accueil potentiels – Jordanie, Liban, Syrie – sont bien plus proches et l’assistance d’urgence a pu s’y concentrer. L’Ukraine, au contraire, ne jouxte, à l’exception de la Moldavie et des pays « ennemis », que l’Union européenne. Un accueil ailleurs n’est pas envisageable.

La troisième nuance tient au déroulement temporel des événements. La crise ukrainienne a, certes, débuté de longue date dans l’Est du pays, mais l’entrée des chars russes sur le territoire, le 24 février, a déclenché un exode d’une soudaineté sans commune mesure avec des crises, tout aussi meurtrières voir plus terribles encore au Moyen-Orient, mais étalées sur des années. Nul ne sait comment les Ukrainiens seront accueillis dans un an si la situation s’enlise.

Une quatrième nuance tient au profil des populations en fuite, marqué jusqu’ici par une majorité de femmes et d’enfants. L’expérience hongroise de 1956 montre déjà, en Suisse, combien ce profil des victimes a été important. A cette époque, l’arrivée subséquente d’hommes jeunes avait suscité des réactions de rejet et en 1957 les portes s’étaient refermées..

Les quelques arguments qui précèdent n’invalident pas l’idée d’une solidarité plus facile vis-à-vis de populations jugées “culturellement proches”. Les analystes de la crise de 2015-2016, dont l’historien Leo Lucassen[2], ont bien montré que la peur de l’Islam a joué un rôle dans la fermeture des frontières européennes. Mais il montre aussi qu’il faut distinguer soigneusement le poids respectif des couches d’explications qui se superposent. Dans l’accueil des Ukrainiens, les dimensions culturelles et raciales ne sont pas centrales. La proximité géographique de la solidarité reste quand à elle un invariant de l’histoire. La Convention de 1951 sur les réfugiés prévoyait explicitement à l’origine de ne s’appliquer qu’à l’Europe, tout comme la Convention de 1969 de l’Organisation de l’Unité Africaine se destine dans son préambule à l’Afrique et la Déclaration de Carthagène de 1984 à l’Amérique latine.

On peut rêver qu’un jour, la compassion et l’accueil s’affranchiront des distances, mais il faut veiller à ne pas dénigrer la solidarité du proche au nom d’un idéal lointain.

 

 

[1] L’Allemagne a octroyé le statut de réfugiés à 350’000 Syriens. À l’échelle européenne, le taux de protection (part des personnes bénéficiant d’un droit de séjour 2015-2020) s’est établi à 85 %, avec des écarts considérables entre les pays.

[2] Lucassen, L. 2017. Peeling an onion: the “refugee crisis” from a historical perspective. Ethnic and Racial Studies 41 (3):383-410.

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