Politique migratoire

Assange en Suisse, au risque de fâcher Trump ?

Le souhait du Grand-Conseil genevois (57 oui, 16 non) d’octroyer un visa humanitaire suisse à Julian Assange pourrait, vu de Berne, passer pour une fantasque Genferei de plus. Ce serait manquer une occasion de débattre de l’une des vocations historiques de l’asile: protéger individuellement des personnes poursuivies ; quitte, pour l’Etat d’accueil, à courroucer les poursuivants…

La Suisse – Etat neutre… – a une longue, et relativement courageuse, tradition d’accueil à cet égard. Parmi les premiers fugitifs, trois juges anglais impliqués dans la condamnation à mort de Charles 1er purent ainsi se réfugier à Berne après la restauration monarchique de 1660. L’un finissant – rocambolesque affaire – exécuté peu après par un agent anglais à Lausanne.

Au lendemain du Congrès de Vienne (1815) qui en a établi la neutralité, la Suisse émerge comme une destination de refuge. Pour Metternich, le chancelier impérial d’Autriche, « Tout ce que l’Europe compte d’esprits troublés et dérangés, d’aventuriers et d’artisans en matière de révolutions a trouvé refuge dans ce malheureux pays ». Géographiquement située au centre d’une Europe agitée, la Suisse est soumise à d’intenses pressions diplomatiques dès qu’elle héberge des opposants. En 1838, le pays évite de peu une guerre contre la France de Louis-Philippe. Cette dernière demande l’expulsion de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, auteur d’une tentative de coup d’État deux ans plus tôt. Devant le refus de la Suisse, la France mobilise 25’000 hommes à la frontière… Mais Louis Napoléon quittera finalement la Suisse pour l’Angleterre.

L’Italien Giuseppe Mazzini est le plus fameux des réfugiés « problématiques » : révolutionnaire et patriote italien, fervent républicain et combattant pour l’unité nationale, il s’active pour fédérer les forces libérales à l’échelle européenne et irrite les monarchies. Il séjournera en Suisse de manière discontinue, mais au total une dizaine d’années entre 1831 et 1869. En 1854, il passe deux mois à Küsnacht (Zürich) d’où il écrit une lettre ouverte au Conseil fédéral contre le traitement infligé aux réfugiés politiques Elle suscite une vaste polémique et il sera finalement expulsé de Lugano en 1869.

En 1870, la Russie demande l’expulsion de l’anarchiste Netchaev, accusé de meurtre, que Berne peine à localiser. Il sera finalement extradé vers la Russie en 1872. Dans la majorité des cas cependant, la Suisse évite une remise directe des réfugiés à l’État poursuivant et négocie un droit de passage avec un État voisin en vue d’un exil en Angleterre ou aux États-Unis, autres grands pays d’accueil de l’époque.

En 1889, l’affaire Wohlgemuth exacerbe, cette fois vis-à-vis de l’Allemagne, les enjeux diplomatiques de l’asile. Ce fonctionnaire impérial est arrêté à Rheinfelden (Argovie) alors qu’il met en place la surveillance des exilés allemands. Bismarck lui-même en sera furieux, mais les autorités suisses réaffirmeront à cette occasion leur attachement à la tradition d’accueil .

En décembre 2019, le rapporteur de l’ONU contre la torture Nils Melzer a critiqué l’attitude du gouvernement suisse dans le cas de Julian Assange. Selon lui, « la Suisse veut éviter de se positionner du mauvais côté et de s’exposer. Elle ne veut pas que les Américains s’attaquent à sa place financière ».

La fureur de Trump est-elle plus à craindre que celle de Bismarck ou de Metternich ?

 

 

 

Les exemples historiques de cet article sont tirés de Piguet, E. 2019. Asile et Réfugiés – Repenser la protection. Lausanne: Presses Polytechniques et Universitaires Romandes – Collection le Savoir Suisse.

 

 

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