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La série d’espionnage à son apogée

Sublime, déchirante, d’un suspens insoutenable, “Le Bureau des Légendes” n’est pas que la meilleure série française. C’est un chef-d’œuvre de l’espionnage. 

Le Bureau des Légendes : bande-annonce

Si vous avez aimé : Homeland, 24, The Honourable WomanDamages

L’histoire : Au sein de la DGSE, le Bureau des Légendes forme et dirige à distance des agents clandestins. En immersion à l’étranger, ces agents doubles ont pour mission de recruter des cibles susceptibles de fournir des renseignements à la France. De retour d’une longue mission en Syrie, Guillaume Debailly va-t-il réussir à abandonner sa légende et oublier la femme qu’il a aimée à Damas ?

“Dans notre métier, on ne gagne aucune guerre, on ne gagne que des petites batailles. Et quand on les gagne, ce ne sont jamais vraiment des victoires.”

Enfin une excellente série française
Vous connaissez ce sentiment : lorsqu’un concert, un livre, un film sont si fabuleux que vous voudriez suspendre le temps, empêcher les minutes de vous glisser entre les doigts comme des secondes. En terme de série, le baromètre est universel : si le générique de fin surgit alors que vous venez de lancer l’épisode, si vous vous retrouvez à supplier « encore un, juste un ! » à 2h du matin un soir de semaine, c’est que vous avez affaire à une œuvre majeure (ou à un serial killer).

Une série française capable de provoquer cette urgence-là, c’est inédit. Pendant que Netflix échoue son paquebot au large des côtes marseillaises, Canal+ démontre que la France n’a plus rien à envier aux meilleures productions internationales. Car oui, le jour de gloire est arrivé : les Français ont enfin compris comme faire une série d’exception. Diffusée depuis le 9 mai, la saison 2 du « Bureau des Légendes » est plus qu’une série de qualité : c’est un chef-d’œuvre, qui surclasse au centuple les références du genre.

Eric Rochant, showrunner de génie

Eric Rochant sur le tournage du “Bureau des Légendes”. © Jessica Forde / Canal+

Quelle est la recette d’un tel coup de maître ? C’est simple et Canal+ l’a bien compris : pour produire une série d’espionnage exceptionnelle, il fallait donner les pleins pouvoirs au maître du genre. En France, le patron s’appelle Eric Rochant, auteur du film « Les Patriotes » (1994). Un long-métrage si réaliste, si exemplaire que la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) en diffuse des extraits à ses agents durant leur formation.

Confier le rôle de showrunner à Eric Rochant, c’était s’assurer que le « Bureau des Légendes » marquerait son temps, comme « Les Patriotes » bouscula les codes du film d’espionnage il y a vingt ans. À la tête d’une équipe de création basée à deux pas du plateau de tournage de la Cité du cinéma, le cinéaste pilote la série de A à Z, maîtrisant chaque détail, du casting à la musique, de la mise en scène à la posproduction. Et le résultat est éblouissant. « Le Bureau des Légendes » est le chef-d’œuvre d’Eric Rochant au même titre que « The West Wing » est le chef-d’œuvre d’Aaron Sorkin.

La première saison n’avait pourtant pas totalement convaincu. Déjà brillante mais alourdie par des dialogues inutilement didactiques, un rythme parfois inadapté et le jeu raide voire approximatif de certains acteurs, la série cherchait ses marques. Rien de toute cela dans la saison 2. Le rythme est fluide, les dialogues ciselés, les acteurs parfaitement dirigés. Dès l’ouverture, on plonge dans le frisson pur pour en ressortir décomposé, à l’issue d’un season finale époustouflant.

Une série ancrée dans le réel
Ce qui distingue « Le Bureau des Légendes » des références anglo-saxonnes, c’est son réalisme. Oubliez les raccourcis, les invraisemblances, les pathologies des héros de “Homeland” ou “24”. Ici, on fait dans l’hyperréalisme. Plus que devant toute autre série, on tremble, on vibre avec les personnages, le suspens prend aux tripes du premier au dernier souffle et, sachez-le, on n’en sort pas intact.

Une tension d’autant plus vive que l’intrigue du « Bureau des Légendes » est solidement ancrée dans l’actualité. Tournée en novembre 2015, la saison 2 s’articule autour de trois récits, dont celui de la tentative d’infiltration d’une cellule de Daech, où un jeune djihadiste français sème la terreur. Les images résonnent douloureusement avec un passé encore vivace et la frontière entre la réalité et la fiction est plus ténue que jamais.

Des personnages ordinaires
Dans « Le Bureau des Légendes », Eric Rochant applique la formule des « Patriotes », qui est celle de tous les maîtres du suspens (John le Carré et Hitchcock en tête) : confier l’intrigue à des personnages ordinaires, plonger dans le quotidien a priori banal d’hommes et de femmes comme vous et moi, auxquels on ne peut que s’identifier.

“L’univers du renseignement est réel. Les gens qui y travaillent sont réels. Ils sont comme nous.” (Eric Rochant)

À la DGSE comme ailleurs, on se rend au travail en transport public, on déjeune à la cantine, on boit dans des verres en plastique aux pots de départ. Les agents sont mariés, ont des enfants et mènent une vie presque banale. Presque seulement.

Des missions extraordinaires

Dotés d’une fausse identité, les clandestins qui se rendent sur le terrain ont pour mission d’approcher puis de recruter par la manipulation des cibles susceptibles de livrer des informations à la France. Et pour y parvenir, il faut apprendre à devenir un professionnel du mensonge, enfouir ses émotions, ne jamais s’attacher :

“Vous avez deux cercles : le premier, c’est pour les amis ; le deuxième, c’est pour les cibles. Ces deux cercles ne doivent jamais se rencontrer. Les cibles, vous pouvez faire ami avec elles, mais ce ne sont pas des amis. Ça veut dire quoi ? Que vous pouvez détruire leur vie en une minute. Sans état d’âme. Vous ne les aimez pas, vous ne les appréciez pas, vous n’avez pas pitié d’eux.”

Les agents doubles, avant tout humains

Le problème, c’est que les clandestins restent des êtres humains, faits de chair et de sang, et donc faillibles. Certaines rencontres peuvent les faire chuter. Incarné par un Mathieu Kassovitz renversant de naturel et de charisme, le héros du « Bureau des Légendes » va perdre le contrôle de son existence par amour. Un attachement fou, déraisonnable, terriblement humain, dont il pourrait ne jamais se relever.

L’histoire de Guillaume Debailly et de la sublime Nadia El Mansour (parfaite Zineb Triki) constitue, comme dans « Les Patriotes », « Möbius » et « Un monde sans pitié » – pour ne pas citer toute l’œuvre d’Eric Rochant, le fil rouge de l’intrigue. Une intrigue où résonne une fois encore la réplique culte d’Hippo : « On n’a plus qu’à être amoureux comme des cons. Et ça, c’est pire que tout. »

Cette passion est d’autant plus déchirante que le héros est aussi un père aimant, lien indéfectible qu’un amour fou risque de sacrifier. À sa fille, il livre un testament bouleversant qui s’achève par ces mots :

“Sache que là où je vais, j’emporte avec moi ton visage tout renfrogné, tout boudeur, que j’adore. Quand j’en aurai besoin, je claquerai des doigts et il s’illuminera de ton sourire magnifique. Et je supporterai alors toutes les épreuves à venir. Ton papa qui t’aime.”

Mise en scène brillante

Cerise sur le gâteau, après s’être assuré que le spectateur est saisi par le réalisme de l’intrigue, Eric Rochant introduit un degré de tension supplémentaire. À la DGSE, les agents doubles ne mentent pas que sur leur identité, ils peuvent trahir l’institution en travaillant pour d’autres services de renseignement. Le suspens est également là : qui ment à qui ? Qui travaille pour qui ? Qui trahit qui ? Encore l’influence de John le Carré.

 

Et puis il y a tous les détails de mise en scène qui n’en sont pas et font du “Bureau des Légendes” une vraie série d’auteur. Citons la caméra qui joue sur deux à trois champs. Il y a ce que l’on voit ou qu’on pense voir, et ce que l’on nous montre, qui n’est pas forcément la réalité. Tout est illusion, projection.

Seule certitude, les voix off (autre point fort de la série) nous l’assurent : tout va très mal se terminer. Pour les cinéphiles, il y enfin les clins d’œil délicieux, comme cet agent de la CIA citant les derniers mots d’« À bout de souffle »,  devant la tombe de Jean Seberg.

Cliffhanger sidérant
Grâce à un cliffhanger horrifiant et une dernière réplique sublime – ces répliques belles à pleurer dont Eric Rochant a le secret, on sort du season finale déchiré, profondément ému. Créer une intimité avec le spectateur tout en effectuant une démonstration de cinéma, c’est ce qui fait du « Bureau des Légendes » une grande série. Et la bonne nouvelle, c’est que la saison 3 est en préparation. Diffusion sur Canal+ dans une année. D’ici-là, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

 

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