Homo politicus, homo economicus

Certains journalistes sont-ils devenus des façonneurs d’image ?

Les médias constituent le 4ème pouvoir de notre démocratie. La presse suisse a connu de nombreuses évolutions à travers les âges. Autrefois porte-voix ouvertement partisans, les titres romands, pour ceux qui ont survécu ou évolué, ont poursuivi leur mue. A l’ère de la presse dite « d’information », il n’est pas toujours simple pour le journaliste de déterminer une ligne éditoriale qui permette de définir ce qui relève de l’information ou encore de l’analyse politique, par définition orientée. Cet exercice d’équilibriste donne lieu à des situations ubuesques où l’on se prévaut d’une certaine forme d’objectivité tout en avançant des opinions déguisées sous le couvert bien commode de la liberté de la presse.

Cette liberté est indispensable à un fonctionnement sain de la démocratie. Chaque citoyenne et chaque citoyen doit pouvoir se forger un avis et débattre sur la base d’informations traitées avec la plus grande rigueur. Ainsi, lorsque l’on se prévaut d’appartenir à la presse d’information, il est cardinal de se rappeler que l’exercice du pouvoir, que ce soit celui du politique ou du journaliste, est infiniment corrélé à une responsabilité. Celle de prendre en considération les effets de son action sur l’opinion publique mais aussi sur le futur du paysage démocratique. Ainsi, comme toujours, exercer un droit doit être mis en rapport avec un devoir au moins équivalent.

C’est là que, parfois, le bât blesse. Il arrive que le journaliste omette d’intégrer dans l’équation les effets autoréalisateurs de ses actions. A l’ère du divertissement tous azimuts, la tentation existe d’établir un certain nombre de trames politiques que l’on sert et sert encore à la population sans autre forme d’analyse approfondie. Ainsi, on installe doucement dans l’esprit collectif certains réflexes qui ne reflètent pas toujours la réalité du terrain. Peut-être par négligence, peut-être sciemment, on assoit différentes perceptions qui influencent quoiqu’on en dise l’opinion générale.

Soyons concrets et prenons un exemple. Depuis plusieurs décennies, à différents niveaux, les partis traditionnels tendent à perdre de leur influence. Mécaniquement, partir d’un système hégémonique et sclérosé pour observer un rééquilibrage lié à un pluralisme croissant de l’arène politique implique de facto que des scores supérieurs à 50% de la part de l’électorat relèvent de l’exception. Si la pluralité de l’offre politique augmente, il est logique que les voix se dispersent. Ainsi, même si un parti traditionnel demeure la première force politique d’une région, si son score est similaire ou inférieur aux élections précédentes, même de 0,5 ou 1 pourcent, la tendance de la presse sera systématiquement d’affirmer que « l’érosion se poursuit ». Pourtant, on se garde bien de dire que le parti en question continue de convaincre une plus grande partie de la population que les fameux « gagnants ». Il n’est pas plus aisé d’obtenir une voix lorsque l’on fait campagne pour un parti anciennement majoritaire que lorsque l’on milite dans l’une de ces nouvelles forces portées aux nues dans certains éditoriaux, bien au contraire. Cependant, c’est vendeur de coller des étiquettes et de resservir les mêmes soupes encore et encore. Ceci précisément au risque de s’inscrire dans un mouvement autoréalisateur et de s’éloigner des devoirs du journaliste de contextualiser un état de fait.

Pensez à la fameuse phrase de l’académicien français André Frossard qui affirmait que « bien poser les questions, c’est tout un art, où tout dépend bien sûr, de la réponse que l’on veut obtenir ». En quelques mots, il résume la principale responsabilité du journaliste. Celle de prendre conscience de sa propre influence sur le cours des évènements politiques. Alors oui, me direz-vous, c’est bien commode de la part d’un citoyen engagé et partisan de tenir de tels propos à l’endroit de ceux qui analysent la vie politique. Quoiqu’il en soit, la prochaine fois que vous lirez un titre, un éditorial, une analyse politique dite « d’information », je vous invite à analyser les champs lexicaux utilisés, les angles d’approche retenus ainsi les étiquettes attribuées. Alors, tout comme moi, vous vous poserez peut-être la question suivante : certains journalistes sont-ils devenus des façonneurs d’image ?

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