Chaînes et blocs

La blockchain, une mal-aimée ?

Blockchains et crypto-monnaies sont souvent ignorées, décriées et même stigmatisées, surtout en France. C’est pour le moins étrange — et même absurde.

Il y a environ deux ans, le directeur technique d’un des plus gros fournisseurs français de services Web m’expliquait “ne pas du tout croire aux blockchains”. Il y a quelques mois encore, un décideur français d’une autre très grosse société de services m’assurait que les solutions d’identification et d’authentification à base de blockchains, “c’est de la foutaise”.

Sur les blogs et réseaux sociaux (et même sur Bitcoin.fr), j’affronte régulièrement commentateurs anonymes et experts du numérique qui fustigent les blockchains, ou minimisent leur importance. Beaucoup y voient au mieux “du hype”, au pire une technologie nuisible et/ou sans avenir.

Quand elle ne rencontre pas une franche hostilité, la blockchain est souvent ignorée. Par exemple, ce très intéressant “panorama des médias sociaux en 2020“, produit par un expert reconnu, ne mentionne pas une fois ni blockchain ni crypto-monnaies — alors que plusieurs dizaines de réseaux sociaux, certains existant depuis deux ans, sont entièrement basés sur des blockchains et des crypto-monnaies et forment même, à mon avis, l’une des évolutions récentes les plus notables dans ce domaine. Dommage.

Bref, cela fait six ans que j’écris sur les crypto-monnaies et les blockchains, et j’ai rarement rencontré autant de scepticisme à l’encontre d’une technologie émergente.

Bouder l’évidence ?

De mon point de vue, il faut être très mal informé ou carrément dogmatique pour ne pas voir, ou admettre, que la blockchain est une lame de fond — et même une technologie clé des années et décennies à venir. Toutes les industries, sans exception, vont tirer parti des blockchains, des crypto-monnaies, des smart contracts et des tokens, grâce auxquels vont se réinventer applications et services.

Et je ne suis pas seul à le penser.

En octobre dernier, dans un discours historique pas forcément perçu à la hauteur de son importance, Xi Jinping annonçait vouloir “accélérer le développement de la blockchain”, considérée comme “une percée capitale pour l’innovation”. Un véritable plébiscite de la part du président de la 2e puissance mondiale, qui place ainsi la blockchain au coeur même de toute l’innovation chinoise, qu’il s’agisse de gestion monétaire, de traçabilité, d’optimisation des services publics, ou de gestion des smart cities. La Chine a ainsi mis “vapeur toute” sur la blockchain et, en avril 2020, on comptait déjà quelques 35000 entreprises chinoises déclarant se baser sur cette technologie — 13 fois plus que cinq ans auparavant.

 

Ailleurs, on voit dans la blockchain une technologie susceptible d’aider à relever les grands défis planétaires. Pour le secrétaire général de l’ONU António Guterres, en décembre dernier, “il faut adopter la blockchain pour atteindre nos objectifs de développement durable”. Et le Forum économique mondial, en lançant une plate-forme blockchain dédiée à l’industrie manufacturière, expliquait en janvier 2020 comment “les technologies blockchain peuvent accroître la traçabilité et la transparence, pour créer des chaînes de production plus efficaces et plus durables”.

A cela s’ajoutent des expérimentations ou des déploiements blockchain de toutes les plus grandes entreprises mondiales, de IBM à BMW, de Microsoft à Tencent, de Nike à EY. Ce dernier, l’un des plus gros cabinets de conseil et d’audit mondiaux, prédisait d’ailleurs fin 2019 que “les 3/4 des entreprises mondiales utiliseront bientôt des blockchains publiques” et contribue activement à améliorer Ethereum, deuxième crypto-monnaie mondiale et principale blockchain utilisée pour le déploiement d’applications décentralisées.

Le mouvement est mondial. En France, plusieurs produits Carrefour — lait, camemberts, oeufs, saumon… — offrent une transparence nouvelle grâce à une blockchain — et tous les produits alimentaires de l’enseigne seront tracés sur des blockchains d’ici à 2022. En Italie, ANSA, principale agence de presse du pays, s’appuie depuis le mois dernier sur les blockchains pour contrer les fake news et garantir l’authenticité de tous les articles publiés sur ses médias. En Corée du sud, un procédé d’authentification par blockchain, notamment développé par Samsung et LG, a été déployé en mars par l’une des grandes banques du pays. Au Brésil, le ministère de l’éducation envisage de gérer tous les diplômes universitaires sur une blockchain. Et en Suisse, l’un des premiers pays au monde à avoir expérimenté le vote sur blockchain (à Zoug), on s’apprête à lancer Nedao, une plate-forme décentralisée basée sur Ethereum pour explorer de nouveaux modèles de gouvernance et de management, dans le canton de Neuchâtel.

Faut-il d’autres exemples pour comprendre l’ampleur de cette transition massive vers les blockchains ?

Aux racines du doute

Mais alors, comment expliquer ce peu d’intérêt, cette méfiance, voire ce dénigrement, à l’endroit de la blockchain en France ? A dire vrai, je ne me l’explique pas. Mais on peut tenter d’esquisser quelques causes possibles.

Nouveau et compliqué

Certaines technologies se décrivent facilement et en quelques mots. Mais, le principe de blockchain, même en simplifiant, est difficile à appréhender. Les blockchains d’aujourd’hui sont indissociables de la cryptographie, de la programmation, voire des “smart contracts” ou du “zero proof knowledge”… Techniques savantes, termes barbares… la blockchain, c’est compliqué. Et cela explique peut-être, en partie, un désintérêt médiatique pour le sujet.

Mais il n’y a aucune fatalité ici. On peut comprendre l’intérêt et la puissance des blockchains sans en maîtriser les rouages. Blockchains et crypto-monnaies se démocratisent rapidement. Par exemple, plusieurs navigateurs Web (comme Opéra ou Brave), ou même des smartphones (comme ceux de HTC ou d’autres) incluent désormais de façon native des porte-monnaies pour gérer des crypto-monnaies et accéder facilement aux applications décentralisées.

Une image sulfureuse

Même si le concept existait auparavant, la blockchain est véritablement née avec Bitcoin, qui en a le premier démontré tout l’intérêt. La blockchain publique la plus ancienne et la plus connue, moteur de la plus imposante crypto-monnaie, est encore et toujours celle de Bitcoin. Or ce dernier jouit d’une image pour le moins contrastée. Faut-il y voir la raison du dénigrement des blockchains ?

Ce serait absurde à plus d’un titre. D’abord, il existe des milliers d’autres blockchains, publiques ou non, à vocation financière ou non, utilisant (comme Bitcoin) le calcul pour vérifier les transactions ou non. Ensuite, Bitcoin lui-même est plébiscité par de nombreuses personnalités de premier plan. Il fonctionne parfaitement depuis 11 ans et confirme bien qu’une blockchain peut servir à faire vivre une monnaie décentralisée, auto-régulée, dépourvue de tout organe de contrôle — et pesant pourtant 150 milliards de dollars.

Beaucoup de bêtises ont été dites sur Bitcoin. En 2017 et 2018, de grands médias comme Libération ou Newsweek nous annonçaient en fanfare que “en 2020, Bitcoin consommera 100% de l’électricité mondiale” et prédisaient une “catastrophe écologique” entraînée par la crypto-monnaie. Nous sommes en 2020 et, devinez quoi, Bitcoin consomme à peine 0,2 % de l’électricité mondiale — 500 fois moins que ce qu’on nous annonçait — tout en produisant, selon plusieurs études universitaires, au plus 0,05 % des émissions totales de CO2.

Le barrage d’Itaipu, à la frontière entre le Brésil et le Paraguay, pourrait largement fournir à lui seul la totalité de l’électricité utilisée par Bitcoin
(Photo : Jonas de Carvalho – Flickr, CC BY-SA 2.0)

Des limites technologiques

Certains des détracteurs que j’ai croisé connaissent les blockchains et leur reconnaissent même des vertus, mais achoppent sur la question de leur efficacité, ou de leur “passage à l’échelle” (scalability).

Certes, les blockchains les plus anciennes souffrent parfois d’un manque de rapidité. Mais elles s’améliorent constamment. Bitcoin Lightning, la plus prometteuse des évolutions de Bitcoin, s’affranchit de ses limites via un astucieux dispositif parallèle, qui offre déjà des transactions quasi instantanées. Ethereum, qui battait des records en début d’année, s’apprête à lancer sa version “2.0”, qui promet de considérablement accroître sa vitesse. Il existe par ailleurs plusieurs blockchains publiques, comme EOS, NEO, Zilliqa ou d’autres, atteignant déjà 3000 transactions par seconde. Et des vitesses bien supérieures sont annoncées par de nombreux projets, tandis que de multiples pistes sont étudiées pour accroître la scalability, dont celle du MIT qui proposait en février une solution pour multiplier par 4 la vitesse des blockchains.

Tout porte donc à croire que les blockchains peuvent “passer à échelle“. Et repousser d’emblée une technologie somme toute récente au motif qu’elle ne “pourrait pas” s’améliorer paraît pour le moins léger.

Un rejet technologique de principe

A l’heure où l’on brûle des antennes 5G dans plusieurs endroits du monde, et où beaucoup proposent la décroissance – ou même la “dés-innovation” – comme modèle de société pour l’avenir, la blockchain fait peut-être aussi parti d’un mouvement de rejet global de la technologie. Associée à l’image des datacenters jugés exagérément énergivores (ce qui est faux), la blockchain est peut-être juste le bébé qu’on jette avec l’eau du bain.

Blockchain d’avenir

Quoi qu’il en soit, je ne vois aucune raison de négliger les blockchains, et encore moins de sous-estimer leur importance ou leur apport potentiel. A minima, on peut admettre que :

  1. Blockchains et crypto-monnaies permettent des choses que nulle autre technologie ne permettait auparavant.
  2. Ces technologies suscitent un intérêt industriel considérable, et ont déjà donné naissance à d’innombrables projets, starts-ups et applications qui fonctionnent et interpellent.

Pour ma part, j’ai la profonde conviction que la blockchain et ses dérivés seront l’une des technologies dominantes des prochaines années. Il faut remonter au moins 20 ans en arrière, avec la naissance du Web, pour constater une telle effervescence en matière d’innovation, de concepts ébouriffants et de solutions potentiellement aussi disruptives.

Comme l’a été Internet entre 2000 et 2020 – transformant l’information, la communication et le commerce – les blockchains et les crypto-monnaies vont profondément changer la finance, la grande distribution, les réseaux sociaux, la gestion de l’énergie, l’investissement immobilier, le notariat… et peut-être même servir à moderniser l’organisation des entreprises et de la société civile. En somme, blockchains et crypto-monnaies vont jouer un rôle clé dans l’évolution de notre au monde. Je suis ravi d’ouvrir ce blog pour en chroniquer le développement.

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