Les paradigmes du temps

Faut-il raser le Monument international de la Réformation à Genève ?

La polémique portant sur les statues de figures historiques, mais également sur les noms de rue baptisées en l’honneur de personnages de notre passé enfle à travers le monde dans le sillage du mouvement Black Lives Matter. Au Groenland, c’est la représentation de l’évangélisateur Hans Egede, père de la colonisation danoise de l’île en 1721, qui est remise en question. En Martinique, la statue de Joséphine de Beauharnais a été jetée à terre, n’en déplaise aux mânes de Napoléon et d’Alexandre de Beauharnais. Dans les pays anglo-saxons, la statue de Winston Churchill a été vandalisée à Londres, et celle de Christophe Colomb, décapitée à Boston. En Suisse, Neuchâtel s’interroge sur le devenir de la statue de David de Pury.

Les historiens le savent tous, il ne faut pas juger les événements passés avec nos valeurs contemporaines sous peine d’un anachronisme crasse. Pourquoi ? Car les valeurs et les champs de référence évoluent inéluctablement à travers le temps et ce qui était « normal » hier ne l’est plus forcément de nos jours.

Reste à déterminer le « normal » de « l’anormal » diront certains ! C’est en fin de compte l’acceptation d’une pratique, d’un usage par une large partie de la société – ou des sociétés – qui permet de percevoir ces différences. L’esclavage était-il accepté et dès lors normal pour la très grande majorité des populations au XVIIe siècle ? Oui, et ce tant en Europe qu’en Afrique ou aux Amériques. Cette « normalité » devait quelque peu refluer au siècle suivant, l’opinion générale considérant toujours cet usage tolérable.

Faut-il dès lors maintenir les statues de ces individus dans notre monde du XXIe siècle en partant du principe que leurs actes n’eurent rien de répréhensible en leur temps malgré toute la cruauté que ces derniers pouvaient impliquer ? Il y a là un choix non seulement politique mais avant tout philosophique. Car éradiquer ces monuments pour des actes jugés intolérables revient certes à supprimer l’exemplarité d’un personnage passé constitutif de la conscience nationale ou d’une identité locale, mais également à occulter un événement ou une pratique appartenant à l’histoire collective. Ces monuments ne sont-ils pas également – ou ne devraient-ils pas le devenir – des symboles rappelant sur quelles bases et avec quel arbitraire notre société s’est constituée. Déboulonner ou débaptiser est un geste fort, une forme de damnatio memoriae, un rejet d’un passé qui dérange et que la plupart d’entre nous ne perçoit que sous la lentille déformante d’un manichéisme non seulement absurde mais surtout mortifère par essence. C’est également bien souvent l’expression d’une méconnaissance totale de notre passé.

Car en fin de compte, nous pourrions nous tourner vers la plupart de nos grandes figures historiques représentées dans nos villes pour les interroger. Prenons ainsi par exemple le célèbre Mur des Réformateurs, érigé au cœur de Genève au début du XXe siècle et inauguré en 1917, en pleine guerre mondiale mais également en pleine période coloniale.

Qu’y voit-on ? Les grandes figures de la Réformation, porteurs d’un renouveau de l’église et du christianisme tout autant que des dogmatiques instigateurs, à l’instar de leurs homologues catholiques, des guerres de religion qui déchirèrent l’Europe du XVIe au XVIIe siècle.

Et parmi ces grands hommes, Jean Calvin évidemment, qui envoya Michel Servet au bûcher en 1553 pour avoir écrit un livre déplaisant aux yeux de ses contemporains, et qui n’appréciait guère plus les Juifs qu’il considérait comme des individus qui « dévorent stupidement toutes les richesses de la terre avec leur cupidité insatiable »[1] et que leur « obstination éperdue et indomptable mérite qu’ils soient opprimés sans mesure ni fin et qu’ils meurent dans leur misère sans la pitié de personne »[2]. Le monument honore également Oliver Cromwell, lord-protecteur d’Angleterre de 1653 à 1658, un régicide qui parvint à dissoudre le parlement et qui déploya des mesures que plus d’un historien[3] considèrent génocidaires contre les catholiques irlandais colonisés par les Anglais. Évoquons également Frédéric-Guillaume de Brandebourg, qui figure sur le Mur. Ce n’est pas tant le goût pour les armes du Grand Électeur ni même la traque des fuyards d’une armée suédoise au cœur de l’hiver 1678-1679 dans les forêts de Livonie que l’on pourrait lui reprocher, mais bien sa politique d’expansion maritime qui le mena à fonder trois comptoirs en Afrique d’où ses navires marchands allaient vite trafiquer des esclaves vers les Antilles. L’amiral de Coligny également appartient au groupe statuaire du Mur, cette grande figure du protestantisme qui fut assassinée lors de la Saint-Barthélemy en 1572 et qui organisa l’expédition de Villegagnon en 1555 dont le but était de créer une colonie au Brésil. Une expédition coloniale, soit dit en passant, qui s’adjoignit la présence de pasteurs genevois dépêchés par Jean Calvin. Coligny, en 1562, renouvelait l’expérience des aventures exotiques avec la création d’une colonie en Floride.

Voilà donc que l’un des plus grands monuments de Genève, visité par des milliers de touristes, expose des colonisateurs, des antisémites, des évangélisateurs intolérants et des fauteurs de guerres ! Ne faudrait-il pas raser une œuvre aussi insupportable ? … Vous aurez compris l’ironie et la boutade ! Car supprimer cette évocation d’un pan aussi important de l’histoire genevoise supposerait oublier le passé – tant il est vrai que la lecture est devenue un effort insurmontable pour les générations les plus jeunes – menant à très court terme à une incompréhension de la société genevoise contemporaine.

Alors, pour citer Marcel Achard, l’oubli est peut-être le suprême refuge, mais faut-il tout oublier des générations qui nous ont précédé pour mieux accepter la nôtre ?

 

Illustration : le martyre d’Hypatie d’Alexandrie

[1] Robert Michael, Holy hatred : Christianity, Antisemitism, and the Holocaust, 2006, p. 106-107.

[2] Gerhard Falk, The Jew in Christian Theology, 1992, p. 84.

[3] David Hume et Christopher Hill par exemple. Voir à ce propos God’s Englishman: Oliver Cromwell and the English Revolution, 1970, 1972.

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