Les paradigmes du temps

Saïgon, il y a 40 ans, et après…?

« Des sampans remontaient le Fleuve Rouge, boueux et lent, tandis que les pêcheurs des villages, incrustés à la berge, soulevaient des filets triangulaires. Les fumerolles annonçaient la ville, au-delà du pont. Le soir tombait sur Hanoi…. ».

Le 30 avril 1975, il y a quarante ans, Saïgon tombait sous les coups de l’armée populaire vietnamienne, marquant la fin de la guerre du Viêt Nam et la défaite des États-Unis.

Le livre magnifique de Michaël Flaks nous plonge dans l’atmosphère d’après-guerre de ce pays, un Viêt Nam, il convient de le reconnaître, méconnu par nous autres Occidentaux.

Et pour cause ?

L’histoire appartient aux vainqueurs dit-on ! C’est en général une vérité qui souffre pourtant quelques exceptions. La guerre du Vietnam en est une. Le bulldozer médiatique américain est ainsi parvenu à estomper la victoire du Nord-Vietnam en utilisant tout particulièrement l’industrie cinématographique. Critiquant la guerre (Voyage au bout de l’enfer ; Apocalypse Now ; Good Morning, Vietnam), vantant l’héroïsme et les souffrances des GI (Platoon ; Full Metal Jacket), rares sont les films qui montrent « l’ennemi » dans sa dimension humaine, ou le devenir de ce pays perdu par l’Occident.

La Guerre du Viêt Nam reste ainsi pour la plupart une défaite américaine, et non une victoire vietnamienne !

Au point tel que la majorité des gens, s’ils connaissent la dictature des Khmers rouges au Cambodge, ignorent que c’est le Viêt Nam en 1978, trois ans après la guerre contre les États-Unis, qui chassa les tortionnaires de Pol Pot et qui maintint un corps expéditionnaire au Cambodge jusqu’en 1990.

L’auteur, pourtant, connaît ce pays qui fut pendant longtemps fermé aux étrangers. Délégué du CICR, il allait parcourir les rues de Saïgon au milieu des enfants-poussière, traverser seul le pays jusqu’à Hanoï sur l’antique voie impériale, la Route Mandarine, constater les ravages de la guerre, la nature « martyrisée par le napalm, les défoliants et l’agent orange », et devenir, par la grâce du Comité populaire de la Province frontière de Cao Bang, citoyen d’honneur de cette partie du monde jadis arpentée par le docteur Yersin.

Entre poésie et exotisme, il y a un peu de Pierre Loti et d’Henri de Monfreid dans ce livre, dans lequel le lecteur se prend à rêver comme les « enfants du Mékong, du Delta à Luang Prabang (…) juchés sur les buffles hiératiques (…) comme il y a dix mille ans, face aux larmes du soleil qui tombent dans le fleuve ». Le récit nous mène toutefois au-delà des rizières nous faisant quitter le pays des lumières de jade pour Genève où, en 1976, Michaël Flaks devait rencontrer le maréchal Lon Nol en marge du Congrès de l’Internationale socialiste : « Il avait demandé à être reçu par le président du gouvernement genevois, André Chavanne. Celui-ci ne voulut pas le rencontrer et me pria de le représenter… J’avais rendez-vous avec le Maréchal un samedi, tard dans la nuit, dans un hôtel près de la gare. Deux jeune Cambodgiens gardaient les abords du salon de cet hôtel un peu miteux où je devais le rencontrer… ».

Un livre à lire donc, laissant un goût suave dans la bouche de cet Extrême-Orient empreint de traditions et de contradictions.

(http://www.indoeditions.com/objet/45/Chroniques+de+la+Route+Mandarine?PHPSESSID=18812a652b0de6868230c403e1cb5e89)

Michaël a accepté de s’exprimer dans ce blog sur une partie de cette histoire qui a marqué sa vie. Je lui cède donc la parole :

« Plutôt que la mienne, c’est la vie des autres qui est importante. Qui l’ont vécue dans leur chair, dans leurs pleurs, dans leurs chagrins, dans leurs peurs, et parfois, dans leur mort. Ce dimanche 26 avril 2015, s’est tenue à Saint-Paul de Lausanne, une commémoration placée sous l’égide de l’Église réformée vietnamienne. Au moins quatre générations de l’exil se souvenaient.

J’ai pu me souvenir aussi : ma génération avait vingt ans le 30 avril 1975, jour de la chute de Saïgon.

Je me suis souvenu de l’image de l’hélicoptère américain auquel s’accrochai une grappe humaine, et qui tentait de décoller du toit d’un bâtiment. Cette image reste de symbole de l’ultime acte d’une tragédie.

J’ai pu me souvenir de mon Vietnam, qui n’était plus celui de la guerre des Américains, du Viêt-Cong, de la terrasse du Continental, des attentats en ville, qui frappaient indistinctement les enfants, les soldats, les journalistes. Le Viêtnam que j’ai connu fut celui de la guerre avec la Chine et au Cambodge, d’un pays en état de guerre permanent, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.

Dévasté par un isolement international, victime d’une économie aberrante, peuplé de millions de personnes n’ayant connu que la guerre, la souffrance, l’invincible pauvreté et la haine des destructeurs, le Vietnam survivait dans la tendresse et la colère.

J’ai entendu aussi ce vieux colonel vietnamien, à Saint-Paul, qui a raconté aux jeunes de l’exil les dix années passées dans des camps de rééducation, au Sud, puis au Nord… L’existence de ceux-ci fut une déchirure fondamentale dans le tissu social du pays et affecta durablement son image à l’extérieur.

Je me suis souvenu aussi de Saïgon et de ses enfants-poussière. Ceux-ci étaient Amérasiens. Je me suis souvenu de Thuy, de Maï et de Heck. Le seul rêve à jamais inachevé de ces enfants, était de retrouver ce père, héros devenu légendaire. Ils se préparaient à ce départ mythique, apprenant un pauvre anglais de marchandage, abandonnés dans la rue par les autorités, sans école, sans toit, sans rations alimentaires. J’ai retrouvé récemment Heck. Il a été condamné à mort en 1989 par un tribunal du Tenessee, suite à un cambriolage qui avait mal tourné. Depuis vingt-cinq ans il vit dans le couloir de la mort, et une Cour fédérale américaine vient de suspendre son exécution. Heck, enfant-poussière de Saïgon, rêvait pourtant, en 1980, d’un avenir radieux en Amérique. 

Dimanche dernier, j’ai retrouvé à Lausanne Minh Son. Il s’est souvenu de son 30 avril à Saïgon, des soldats déchus du Sud-Vietnam, dénudés, les mains sur la tête, repoussés par les nouveaux maîtres. Il avait six ans. Son père était pasteur au service des orphelins et des lépreux, au centre du Vietnam. Plus tard, après la chute de Saïgon établi près de Vung Tau, au bord de la mer, il travailla dans la mangrove ou encore dans les rizières et les champs. Ils furent septante-trois à s’échapper par la mer, en 1979, sur une embarcation de fortune. Contrairement à plusieurs centaines de milliers de boat people, victimes des garde-côtes, des pirates ou de noyades, il a survécu avec sa famille. Engagé dans le droit des étrangers, Minh Son est aujourd’hui avocat et professeur de droit aux Universités de Lausanne et de Neuchâtel.

Ce dimanche, nous avons pu ensemble partager un peu de la mémoire de l’histoire, au milieu des fracas d’importantes commémorations internationales d’autres tragédies. Nos compatriotes, originaires du Vietnam, sont pudiques et pleurent entre eux ce 30 avril, la perte de leur pays, il y a quarante ans. »

Michaël Flaks

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