Mon oeil

De la couveuse à l’épiderme : la vie fait ses débuts dans la sensualité

« Utérotomie ! ». L’anesthésiste se penche vers la parturiente avec un regard bienveillant et une voix d’aéroport : « vous venez d’entendre utérotomie, cela signifie que le bébé sera là dans moins de deux minutes ». Le cri ne tarde pas à se faire entendre. L* est né. On nous le montre à travers un champ transparent puis, le cordon coupé, le voici placé, nu, sur la poitrine de sa mère. Moins d’une minute de vie à l’air libre et, déjà, un contact peau à peau. Un objectif que j’ai mis des mois à atteindre lorsque je convoitais sa mère.

Dans la salle d’opération, les acteurs – ils sont nombreux, on dirait une équipe de foot – se départissent un court instant de leur sérieux millimétrique pour nous féliciter de la naissance de L.  Pour contenir mon émotion, je fais mon malin érudit : « il est né le même jour que Champollion et Chet Baker ». « Je préfère Chet Baker », me glisse l’anesthésiste, un homme de goût.

Sensations et hormones

Tuméfié et groggy, L. a la tête d’un boxeur après le combat. Celle du vainqueur. Il se retrouve dans les bras de son père alors que sa mère est encore à la peine et se fait recoller (oui, on a inventé la colle chirurgicale qui remplace désormais la couture). Après un rapide contrôle du poids et de la taille, on colle un bonnet à L. qui se retrouve, à ce détail près, nu comme un ver sur ma poitrine. On nous laisse seuls. Et là, c’est vrai, il se passe un truc. Il a une demi-heure et d’un coup on se connaît depuis toujours. Il est tout petit mais sa place est déjà grande. Un moment fort d’intimité, d’échange de sensations et… de production d’hormones. J’apprendrai plus tard que le contact peau à peau stimule la production d’endorphine, cette morphine naturelle qui permet, par exemple, de ne pas mourir de douleur entre le 30 et le 42ème kilomètre du marathon. Notre intimité dure une petite heure avant d’être interrompue par l’arrivée d’un nouveau père et de son fils. Des Britanniques. Le père, ému, est fier comme un Duc du Sussex : son fils est aussi roux que lui.

Une unité spéciale pour les prématurés.

La pédiatre est si frêle et si menue qu’elle ressemble à ses patients. Mais quand elle se met à parler avec cette fulgurance qui anime certains Vietnamiens, vous comprenez vite pourquoi elle est chef de clinique. C’est elle qui nous avait annoncé la nouvelle avant la naissance : votre enfant est éligible à une place dans l’unité peau à peau. Ah bon. Et de quoi s’agit-il ? C’est une manière de prendre en charge les nouveau-nés, un peu prématurés (dès la 34ème semaine de grossesse) et sans autre besoin qu’une surveillance étroite, de manière à favoriser le développement du bébé et la formation du lien parents-enfants. Dans cette maternité, trois chambres sont spécialement équipées pour cela. Elles accueillent la mère, l’enfant et le père, aussi, qui est prié de dormir sur un fauteuil dépliable. La règle : un des parents au moins doit être en contact 24/7, avec l’enfant. La méthode peau à peau fait partie intégrante du concept. Elle consiste à porter le bébé sur le thorax, peau contre peau. « Une méthode qui permet de stabiliser sa température, sa respiration et son rythme cardiaque, de diminuer le stress et la douleur, de stimuler la production de lait maternel, de favoriser la prise de poids du bébé, d’améliorer la qualité de son sommeil, de diminuer le risque d’infection, et de favoriser son développement et le lien d’attachement » explique la pédiatre.

Invention colombienne

La méthode remonte à 1978. Elle est inventée en Colombie par deux pédiatres qui ont dû trouver une façon de pallier le manque d’incubateurs dans leur service de néonatologie. Ils demandent ainsi aux membres de la famille élargie de porter, peau contre peau, les nouveau-nés de faible poids 24/24 avec alimentation au lait maternel. La méthode kangourou est née. Appliquée en Suisse, elle aboutit, en décembre 2022 à la création de cette unité par la volonté commune des pédiatres et des obstétriciens qui voient là une solution prometteuse face au placement traditionnel des prématurés en couveuse et l’éloignement consécutif des parents qui ne peuvent que « visiter » leur enfant pendant les premiers temps de sa vie.

Une expérience inouïe

Le dispositif mis en place ne renie pas la technologie. L’enfant a un fil à la patte – en Bluetooth – qui offre un parfait sentiment de sécurité. Lorsqu’une colique lui tord le visage de douleur et qu’il devient rouge cramoisi comme un journaliste de la SSR qui apprend qu’Albert Rösti reprend le département fédéral de la communication, il ne faut que quelques secondes pour que l’infirmière vienne s’enquérir de la situation. Oui, parce que le bébé a droit à son infirmière et la mère à sa sage-femme. Si les Nobel étaient encore assez vifs pour inventer un Prix de l’empathie, il faudrait le leur attribuer. Elles sont présentes 24/7, ne sont jamais en défaut d’une générosité sans limite, sont extrêmement compétentes et, en prime, vous font voyager. C’est tantôt tout le Brésil qui débarque à 3 heures du matin avec K* qui contrôle la température et délivre, avec une grâce infinie, ses soins délicats mâtinés de conseils musicaux « Ed Motta, j’adore ! ». Tantôt, c’est le Québec avec M* qui vole à la rescousse, Transworld, Nord-East, Eastern, Western puis Pan-American pour venir chasser un vilain coup de mou. A l’extérieur, les hélicoptères vont et viennent. L’hiver paraît moins froid.

Si bien entouré, il ne vous reste plus qu’à poser votre enfant sur votre poitrine et appliquer la méthode. Cela constitue une expérience extraordinaire. Le temps de découvrir l’être nouveau. De parcourir sa géographie minuscule, de compter ses cheveux et ses respirations, de deviner la couleur de ses yeux, de caresser sa fontanelle et de constater l’absence de pulsations : c’est bien un cerveau et non un cœur. Ouf ! Il ne sera pas de gauche. Même les plus impatients (dont je fais partie) se laissent emporter dans la longue contemplation de l’instant, dans la beauté de l’échange silencieux, dans l’attention partagée avec cette nouvelle vie, supposée bouleverser la vôtre, et qui s’inscrit dans votre futur comme un espoir, un rêve, un aboutissement. Le lien, ce gros poncif à la mode, devient ici réel et tangible. Comme une fleur exotique, il se développe dans la chaleur, la douceur, l’humidité puis il vous captive. A vie.

 

* Noms connus de la rédaction

 

 

 

 

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