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Me-Byo ou comment le Japon entend rajeunir la vieillesse

Casque, masque, vêtements de protection, l’agent de sécurité du chantier d’à côté de notre hôtel de Tokyo ressemble à n’importe quel agent de sécurité. A une différence près : en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il a facilement plus de 70 ans. Et son collègue, à l’autre bout du chantier idem… En réalité, dans le Japon d’aujourd’hui, nombre de ces fonctions sont attribuées à des personnes âgées.

 

Le changement démographique est en marche.

La pyramide des âges est largement inversée et la tendance s’aggrave : les Japonais ne font pas assez d’enfants pour maintenir la population à son niveau actuel. Le déficit est de 400’000 chaque année, même s’ils vieillissent à n’en pas finir. Le Japon a la deuxième plus longue espérance de vie au monde, devant la Suisse (4ème). Selon les estimations du gouvernement, un enfant né en 2007 a théoriquement une espérance de vie de 107 ans ! On imagine donc assez bien les problèmes de retraites, de main d’œuvre et de santé publique que génère cette évolution. Cela d’autant plus que, contrairement à ce que l’on peut croire, les Japonais, comme les Occidentaux mais à un degré moindre, connaissent des problèmes de santé liés au style de vie (nourriture, sédentarité, stress) qui rendent leur – longue – vieillesse de plus en plus douloureuse et… coûteuse.

On se prépare donc, ici, à vivre dans une organisation sociale où chaque individu est supposé vivre près de 100 ans. Inutile de dire que le modèle en trois cycles (éducation – travail – retraite) ne fonctionne plus dans ce contexte. L’idée est désormais que durant les 40 dernières années de sa vie, le Japonais doit pouvoir être encore capable d’apprendre et de travailler. Pour cela, il doit être en bonne santé.

 

Prolonger la vie en bonne santé

C’est sous cet angle – la santé publique – que la Préfecture de Kanagawa (située au sud de Tokyo, capitale Yokohama, 9 millions d’habitants et PIB d’environ la moitié de celui de la Suisse), a décidé d’empoigner le problème. Sous l’impulsion de son gouverneur, Yuji Kuroiwa,

L’inépuisable Yuji Kuroiwa (à gauche) présente sa vision à Boston au Cambridge Innovation Center.

cette région de pointe dans la recherche japonaise a élaboré une vision totalement nouvelle de sa politique de santé appelée « Nouvelle frontière ». La vision consiste à trouver les moyens de prolonger la vie en bonne santé : plus la vie est longue, plus elle coûte cher à la société, or une longue vie en bonne santé coûte moins cher qu’une aussi longue vie en mauvaise santé. C’est également le moyen de créer des conditions acceptables pour augmenter l’âge de la retraite.

« Nouvelle frontière » se base sur un constat : la santé n’est pas une réalité binaire : la (bonne) santé d’un côté, la maladie de l’autre. La santé est un état dynamique qui varie de seconde en seconde et se déplace sur un continuum qui va de l’une à l’autre.  Cette dynamique, les Japonais l’ont appelée Me-Byo.

Forts de ce constat, ils misent sur deux approches : la technologie et la science d’un côté, la gestion personnalisée de son propre Me-Byo (avec l’aide des techniques et des habitudes de self-measurement) de l’autre. Dans cette dernière, on retrouve non seulement les dimensions classiques de la lutte anti-âge : exercice, nourriture et vie sociale, déjà bien connues et popularisées par les deux auteurs à succès du remarquable Younger next year (Chris Crowley et Henry S. Lodge) mais on y ajoute une application qui contient l’entier des données médicales, sportives et alimentaires relatives à l’individu (et cela, depuis sa naissance), mais également une dimension inédite

avec celles qui proviennent des capteurs installés à domicile, qui observent les changements (de posture par exemple), donnent des indications instantanées, montrent les dangers qui guettent à plus ou moins long terme et formulent des solutions. L’idée forte est de constituer à terme un Me-Byo Index universel que chacun – mais aussi les compagnies d’assurances – puisse utiliser afin d’améliorer sa santé.

 

Des moyens considérables mis en oeuvre

Du côté de la technologie, Kanagawa sort les grands moyens. La Préfecture a participé à la construction, en partenariat public-privé avec Takeda (première compagnie pharmaceutique japonaise, dans le top 10 mondial), à la construction du gigantesque parc d’innovation de Shonan (voir prochain article) destiné à accueillir, à terme, 3’000 chercheurs dans le domaine des sciences de la vie, de la médecine régénérative et de la thérapie cellulaire.

Shonan iPark, le futur hotspot japonais pour l’innovation dans les sciences de la vie.

On parie, du point de vue économique, également sur la création d’une industrie Me-Byo visant une longévité saine et incluant un nouveau marché : les vieux en bonne santé. Concrètement, cela se traduit déjà par l’adhésion de 730 sociétés japonaises à l’association pour la création d’une industrie Me-Byo, menée par le génial Yuji Kuroiwa qui se démène sans relâche pour développer sa vision. Parmi ces sociétés, on trouve de tout. Non seulement les incontournables comme Takeda, les spécialistes de l’intelligence artificielle, du Big Data et de la robotique, mais aussi des fabricants de vêtements de régénération pendant le sommeil, des développeurs d’exosquelettes (utiles à l’humain diminué aussi bien qu’à celui qui a besoin d’être soulagé dans des tâches pénibles). Kanagawa a également créé une université d’innovation sur la santé (avec cursus en deux langues car, oui, désormais les étudiants et les chercheurs étrangers sont les bienvenus).

Kenichi Oki dirige pour la Préfecture de Kanagawa la stratégie de diffusion de Me-Byo à travers le monde

Forte de cette vision, Kanagawa promeut son plan à travers le monde sous la direction de Kenichi Oki. La Préfectue a signé des Memorandum of Understanding (MOU) avec des universités et des institutions aux Etats-Unis, en Chine et dans trois pays d’Europe : Angleterre, Allemagne et Finlande. Des discussions sont en cours avec l’OMS.

 

Tous les acteurs réunis pour encourager des changements de lifestyle

Les premiers résultats se profilent. Le parc d’innovation de Shonan publie cette semaine ce qui est issu de la première série d’échanges interdisciplinaires lancés en 2018. Le thème concerne le syndrome métabolique : comment échapper à l’inexorable pression de la société moderne qui vous pousse à passer de l’état de quadragénaire fit et attirant à celui de quadragénaire en surpoids, sédentaire, pré-diabétique et candidat à l’attaque cérébrale. Les chercheurs ont étudié comment prévenir et inciter au changement de lifestyle. Ils ont débouché sur l’idée de favoriser la vie active et sportive en associant des équipes de sport (foot, gaming, etc.) qui soutiennent des programmes d’activités et offrent des gratifications (plus ou moins symboliques) à ceux qui les appliquent. Les assurances sont dans le jeu et financent l’opération en offrant des incentives. Une solution, somme toute, plus sociale que technologique et qui prouve que l’échange d’idée permet de réfléchir hors des sentiers battus.

Enfin, last but not least, les Japonais ont fait le constat – on ignore comment ils l’ont mesuré – que le rire est un élément essentiel de la qualité de vie en général, et du bien vieillir en particulier. Ils sont donc en train de mettre en place, dans le cadre de Me-Byo, des programmes de rire. « Les gens qui rient plus souvent sont en meilleure santé que les autres » s’amuse le Gouverneur. Faut-il s’attendre à la création d’une école du rire jaune ? Le Japonais de la fin du 21e siècle sera facile à reconnaître : musclé, fit, bavard, hilare et… centenaire.

 

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