Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

On ne fera pas grief au Conseil fédéral de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine. Mais à la lumière de cet événement majeur et de ses multiples impacts prévisibles ou non, la décision prise il y a tout juste un an, le 26 mai 2021, de jeter l’accord-cadre négocié depuis 2013 avec l’Union Européenne paraît bien sotte, arrogante et irréfléchie. En 12 mois, notre gouvernement s’est révélé incapable de mettre sur la table une alternative crédible et de nous prouver qu’il savait parfaitement où il entendait aller en opérant ce choix fatidique.

Dans un monde devenu beaucoup plus incertain et dangereux, il serait grand temps de remettre de la fluidité, de la prévisibilité et de la confiance dans nos relations avec les 27, qui demeurent nos principaux partenaires économiques ! Il serait grand temps de négocier sérieusement et de réparer les dégâts déjà infligés aux chercheurs, aux Medtech, et d’éviter d’autres nouvelles embûches pour notre économie. Le retour de l’inflation et du franc fort, conséquences directes de la guerre en Ukraine, seront déjà bien assez difficiles à appréhender pour les entreprises et les finances publiques.

Rétrospectivement, la grande bataille helvétique pour élever des digues d’apparence souverainiste en cas de désaccord sur la reprise du droit européen paraît bien dérisoire. Dans ses relations avec les autres états, la Suisse s’est toujours prévalue de la primauté du droit international, meilleure arme des petits pays contre les rapports de forces. Or le droit international vient d’être piétiné aussi sûrement que les villages ukrainiens par le pouvoir russe. Le juridisme obtus est impuissant quand l’adversaire choisit la brutalité.

Résolu à tenir la dragée haute aux Européens et à l’aimant que constitue leur marché unique, la Suisse a mis beaucoup d’énergie, ces dernières années, à diversifier les débouchés pour ses exportations. Or il apparaît que les investissements dans les pays autocrates, comme la Chine et la Russie, sont beaucoup plus « à risques » qu’estimé. Quand la communauté internationale décide de sanctions, la Confédération n’a pas d’autre choix que de s’aligner pour ne pas être pénalisée sur ses traditionnels marchés occidentaux. La neutralité économique n’existe pas – si elle n’a jamais existé !

Vent debout contre l’accord-cadre, le regard embué par l’insolence du Brexit, la classe politique helvétique ne s’est guère aperçue que l’Union européenne a accompli depuis quelques temps de considérables avancées dans des secteurs stratégiques. L’Europe se fait dans les crises, disait un de ses pères fondateurs, Jean Monnet, et cela a rarement été plus vrai que depuis 2 ou 3 ans : mutualisation des dettes, Green Deal, plans de relance, gestion commune des vaccins, législation sur les marchés numériques ; et bientôt, taxe carbone aux frontières, filières industrielles pour les produits stratégiques, défense commune, programme REPowerEU d’indépendance aux énergies fossiles russes …  Soudée par les épreuves, l’Union européenne, dont le projet de paix et de prospérité communes était parfois raillé ou jugé dépassé, a retrouvé avec la guerre en Ukraine une nouvelle et tragique légitimité. Berne ne semble pas en avoir pris la mesure, et prend le risque de marginaliser des pans entiers de l’économie suisse face à ces nouvelles dynamiques de production. Dans un monde qui se déglobalise, marqué par la crise Covid et les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, ce risque est mortel.  Nos intérêts économiques exigent de nouvelles réflexions de la part du Conseil fédéral, mais la morale et la politique devraient également les provoquer.

Conscient de la gravité de la situation et des menaces existentielles qui pèsent sur le Vieux-Continent, notre gouvernement devrait admettre que son coup de poker de l’an dernier était une erreur. Il devrait indiquer à la Commission européenne qu’il va parapher l’accord-cadre institutionnel, tel que négocié jusqu’en décembre 2018, et le soumettre ensuite à l’approbation des Suisses (qui viennent encore de donner une ample majorité au controversé système Frontex – montrant une fois encore leur attachement à tout l’édifice des accords bilatéraux). Il devrait situer l’enjeu de cette votation dans une feuille de route le conduisant à réexaminer d’autres voies d’intégration à l’Union européenne, telle l’adhésion pleine et entière, ou l’entrée dans l’Espace économique européen, qui a bien évolué depuis le vote de décembre 1992. Il devrait, comme l’a suggéré le président du Centre Gerhard Pfister, marquer son plus vif intérêt pour la proposition de Confédération européenne, lancée par le président français Emmanuel Macron, afin de servir de toit à toutes les démocraties du continent.

Bref, il devrait afficher audace et courage, sortir des sentiers battus et cadrés depuis trop longtemps par les intérêts de l’UDC (et qui nous ont mené dans l’impasse actuelle).  La stratégie de la niche, déclinaison opportuniste et cynique du concept de neutralité, c’est terminé. À l’avenir, la Suisse ne pourra plus impunément jouer la carte de l’avantage juridique ou financier aux dépends de ses partenaires économiques. Toutes les démocraties sont appelées à faire preuve de solidarité entre elles face aux menaces des pouvoirs autocrates. Jouer en solo, se croire plus malin que les autres, privilégier des intérêts économiques à court terme sur la morale, se dispenser de participer de manière tangible – et pas seulement déclamatoire – à la défense des libertés communes à tous les Européens n’est une voie ni raisonnable ni digne pour la Suisse.  Puisse la puérilité de l’abandon de l’accord-cadre, il y a un an, au vu des graves enjeux actuels, nous avoir au moins appris cela.

 

 

 

 

 

 

Chantal Tauxe

Chantal Tauxe est journaliste depuis 1986. Elle est vice-présidente du Mouvement européen suisse.

12 réponses à “Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

  1. Bravo à notre CF de s’être montré courageux et d’avoir refusé cet accord-cadre.
    Nous ne sommes pas les vassaux de l’empire UE. L’accord doit être équilibré et ménagé notre démocratie directe

  2. Et vous pensez que cette analyse orientée et issue d’un organisme inféodée à l’UE m’a convaincue ?

    Vous voulez des chiffres ?

    Montant des prestations sociales en Suisse:

    1995: 85.9 milliards
    2005: 125.3 milliards
    2015: 168 milliards
    2020: 205.6 milliards !

    2.4x plus en 25 ans !!! Notre association à l’UE est en train de nous ruiner. Mais chut, la presse n’en parle pas. Idéologiquement, faut se convaincre que l’UE = bien. Qu’importe la réalité.

    https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/securite-sociale/comptes-globaux-protection-sociale/resultats-covid19.html

    1. Quel rapport avec l’UE ???? Ce sont les prestations sociales versées par la Suisse aux Suisses !!! La plus grande partie de ce montant c’est l’AVS, et une part importante en 2020 est due au Covid et au chômage partiel qui a résulté des fermetures d’établissement décidées par le gouvernement Suisse.
      Absolument rien à voir avec l’UE…

      1. Réponse: le chômage, l’aide sociale, etc. Normalement le taux de chômage en Suisse ne doit pas excéder les 1% (les fainéants et ceux qui changent d’orientation professionnelles, étudiants, etc.). A Genève “le stock” (Le Président français a utilisé ce terme au sujet des retraités) de frontaliers se renouvelle chaque année avec un roulement de 10%. Donc, dans une année sans un nouveau frontalier, nous en prenons 10 mille quand même, puisque 10 mille partent.

  3. l’ue ruine les pauvres… qui gagnent 4000 et poussières doivent en concurrence aves des travailleurs attachés ue ( qui viennent des pays ue) dont les salaires sont à peine 3000… l’ue enrichie donc des riches
    NON madame NON l’ue

  4. Merci pour ce texte, tristement bienvenu.
    Le réchauffement climatique, la pandémie en cours, la guerre en Ukraine démontrent abondamment que les réponses adéquates ne peuvent se penser et se prendre au seul niveau suisse.
    L’UE est ce qu’elle est, avec ses lourdeurs, ses insuffisances, ses contradictions, …, mais elle est. Et lorsque des actions collectives s’imposent, elle est la seule sur le continent à pouvoir les décider et les mettre en œuvre.

    Partis politiques et syndicats ont pour mission première de préparer l’avenir. Ils y sont longtemps parvenus en adaptant et modernisant ce qui hier avait fonctionné; certains (UDC, USS) continuent à privilégier cette voie.
    La mondialisation, la remise en cause du système démocratique occidental obligent aujourd’hui, à mes yeux, à changer d’échelle : l’Europe n’est plus une option, elle est une condition nécessaire, les négociations visant seulement à préserver au mieux les valeurs et l’identité propres de la Suisse.

    1. Merci pour ce commentaire. Vous avez raison de souligner qu’il y a un vrai problème d’échelle pour la mise en oeuvre de solutions efficaces. On ne se sauve pas tout seul dans son coin, pas dans le monde d’aujourd’hui.

      1. Je crois en l’effet papillon.
        C’est en agissant à notre échelle, “tout seul dans son coin”, que les choses progressent.

        Il ne faut pas attendre qu’un grand ensemble (en passant, c’est le rôle de l’OCDE ou de l’OSCE d’agir au niveau européen; pas de l’UE) bouge pour bouger à notre tour.

  5. Merci pour votre article, Madame Tauxe, tout est dit – et bien dit, car votre plume est remarquable.

  6. Qui a 25 ans et sort de l’Uni sait à quel point l’accord de la libre circulation est une catastrophe pour les individus.

    Après l’échec de l’EEE, la Suisse a introduit souverainement les lois sur le marché intérieur (visant à l’ouvrir). Cela a conduit à la destruction de l’apprentissage, car nos apprentis n’avaient plus aucune chance de monter dans les hiérarchies à terme. Ils sont certes engagés, mais voient les promotions échoir à plus diplômés qu’eux. Et les Allemand et les Français sont multidiplômés.

    La réaction de la Suisse au “dimanche noir” a donc conduit à la destruction des cols bleus.

    Avec l’ALCP, la Suisse s’est souverainement inféodé au marché intérieur européen. Cela conduit à la destruction des emplois de cadre, car les universitaires suisses ne sont plus assurés de trouver un travail. Avant, ils avaient 99% de chance de trouver un emploi stable en 6 mois; maintenant il faut soit s’engager pour l’Etat soit multiplier les stages et être en concurrence avec les diplômés français et européens.

    L’ALCP est une catastrophe pour les cols blancs.

    Et dans très peu de temps, la Suisse va se soumettre aux règles sur le chômage européen et indemnisés les frontaliers. Cela va conduire à la destruction de notre protection sociale.

    A l’échelle humaine, l’UE est une catastrophe pour le pays.
    A l’échelle du pays, l’UE apporte béton, nouveaux résidents et argent frais. Mais à quel prix ?

    Qui est sincère sur le sujet, reconnaître que la Suisse est perdant avec la libre circulation.
    Il y a cependant d’autres accords bilatéraux, qui nous garantissent des emplois en Suisse; mais plus forcément “pour” les résidents en Suisse… triste.

    Mais les boomers, qui sont “en poste”, ne se rendent pas compte de la casse pour les plus jeunes. C’est comme pour la Covid, les boomers pensent à eux; les jeunes souffrent.

  7. Mai est le mois de Marie. Les antisuisses veulent convertir ce mois en un symbole de leur traitrise envers leur pays. Le PROJET, qui est resté au stade de projet, de l’Accord Cadre ne cadre pas avec nos lois, puisque chaque acte législatif est susceptible d’être combattu par referendum. Ceux qui ne comprennent pas cela devraient s’abstenir de commenter. Bon article quand même, bien écrit.

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