Démesurer

On a fait de nous des tricheurs

archives de la grippe espagnole - Mill Valley, Californie 1918

archives de la grippe espagnole - Mill Valley, Californie 1918

En Suisse, comme ailleurs, de nombreuses personnes s’affranchissent des restrictions sanitaires, jusqu’à parfois truquer des tests PCR par nécessité, mais aussi parce que leurs vies ne rentrent plus dans les cases.

« Ma voisine et amie est morte de la COVID, elle avait une santé très fragile, et aucune famille. Aucune cérémonie n’était prévue, et je ne voulais pas la laisser partir seule. J’ai donc convaincu la directrice des pompes funèbres de me faire passer pour une stagiaire des pompes funèbres de façon à assister à la mise en bière, malgré l’interdiction. J’ai ainsi pu passer un moment avec mon amie, le lieu n’était pas très glamour. Il faut avoir le cœur bien accroché pour descendre à la morgue. » Le récit de la metteuse-en-scène française Anna Nozière révèle à quel point les restrictions sanitaires ont poussé certains et certaines dans leurs retranchements, elle témoigne publiquement afin d’encourager toute personne à désobéir face aux « violences faites aux morts et aux endeuillés ».

J’ai interrogé de nombreuses personnes, de tous âges, de tous les milieux sociaux, en Suisse comme en France, et c’est un score édifiant. Tout le monde s’affranchit, ponctuellement du moins, des restrictions sanitaires. Tout le monde triche. Certes, ce n’est pas toujours aussi tragique que le témoignage d’Anna Nozière, mais c’est un carton plein d’écarts à minima : parfois par nécessité, parfois par légèreté, parfois parce que la légèreté est nécessaire. On fête ses anniversaires au musée pour pouvoir être plus de six, on organise des fêtes clandestines. On se cache pour des accolades au bureau, on descend son masque au-dessous du nez pour respirer. On demande expressément à son entourage de ne pas être déclaré cas contact, « si je suivais toutes les notifications, je ferais une quarantaine par semaine. » m’explique une quinquagénaire du canton de Vaud. Certains passent des douanes, et le grand tabou, beaucoup, mais beaucoup truquent des tests PCR : « J’ai fait cinq tests et ensuite, j’ai arrêté. Il faut surmonter sa peur, comprendre que c’est l’idée qu’on se fait du contrôle. » m’explique une femme. Tandis qu’une autre me dit avoir traversé la Suisse dans sa voiture, et simplement refusé de se soumettre au test pour quelques heures passées sur l’autoroute. Jusqu’à présent, ces faux PCR, étaient truqués dans Photoshop, vite fait bien fait, car évidemment ils restaient invérifiables.

Chez aucune des personnes interrogées, il n’y a de négligence, ou de mépris vis-à-vis de la crise sanitaire, ou encore des soignants et des soignantes, ni même une défiance systémique envers nos gouvernements. Elles ne sont pas anti-masques ou conspirationnistes, elles sont nous tous et toutes. Elles ne trichent pas par inconscience ou par déni, mais par pragmatisme, par saturation, ou par obligation, car leurs vies ne rentrent plus dans les cases[1].

La gestion de la crise sanitaire, n’est pas uniquement une parenthèse, elle est symptomatique d’un mal plus grand. Elle relève d’une croyance trop raisonnée – irraisonnée en la mise en place de processus et de protocoles qui viendraient ainsi calibrer les bons comportements, des comportements déviants pour le « bien commun ». Et cette désignation des bons comportements passe par une fragmentation du vivant en une suite d’actions qui elles seraient mesurables, vérifiables et calibrées. Cela participe également d’une projection sur le vivant via une modélisation numérique du monde : chacun mettra son masque, chacun fera son test, chacun ne passera plus la douane, chacun n’enterrera pas ses morts. Cette modélisation du monde tient plus du dispositif computationnel, de l’ordinateur 1-0-1 que du vivant. Nos vies ne sont pas des additions de variables isolables. Ainsi, il ne suffit pas de le déclarer pour que toute la complexité du vivant s’arrête net – eu égards aux exceptions sous-tendues par les attestations françaises de déplacement qui laissent la voie à des milliers de nuances dans lequel se cache justement la réalité du vivant (qui est, entre autres, relationnel et non computationnel).

Je fréquente depuis quelques années des bâtiments tous neufs, en Suisse comme en France, notamment des écoles d’art. Plus le temps passe, moins j’ai de prise sur les lieux que je pratique, pour entrer, il faut montrer patte blanche, pour diffuser une information, il faut suivre la voie prévue et ne parlons pas de rester en dehors des horaires ou de punaiser quelque chose au mur. Si bien que je passe mon temps à me demander si mes actions sont conformes au règlement intérieur ou aux actions couvertes par les assurances. Nous oublions que ces procédures n’ont pas toujours été, nous avons connu des périodes d’une plus grande autogestion et responsabilisation. Tous ces protocoles, ces règlements sont fondés à la fois, sur le fantasme d’un bien commun conçu comme une page vierge, la chose utilisée devant être rendue à son état de perfection par défaut, mais également sur le fameux risque zéro. Il faut évidemment prendre soin du commun, mais cette réglementation à outrance témoigne aussi d’un désengagement de nos gouvernances[2]. Car à la fin, « la vie reprend ses droits » pour reprendre l’expression d’une collègue, ce qui en d’autres termes, signifie qu’à la fin : nous trichons. Certes « la vie reprend ses droits », mais par le fait que nous jouons sur les marges, que nous nous arrangeons. Petits arrangements qui nous mettent éternellement en défaut vis-à-vis du système censé nous soutenir, et rompt le contrat de confiance mutuelle. Le risque zéro est pour la gouvernance. Nous usagers, nous piratons, nous bricolons, nous oublions le drapeau à damier qui reste là à demeure, pour nous avertir même en été, du risque d’avalanches. Et nous nous retrouvons constamment hors-garantie, pas couverts, sous notre seule responsabilité. Il y a quelques jours, je discutais en visioconférence avec des occupants et occupantes du Frac-Paca (Fonds Régional d’Art Contemporain) à Marseille, des artistes voulant dénoncer les conséquences de la crise sanitaire sur leurs activités. La direction de l’institution les avait autorisés à occuper le bâtiment aux heures ouvrables, deux après-midis par semaine, avec des jauges de dix personnes. Ils étaient pris dans le piège combiné de l’usage du bâtiment selon ses normes, et les gestes-barrières. Les contraintes s’additionnaient, 1+1+1+1, se cumulaient et leurs possibilités d’action semblaient alors bien limitées et dérisoires face aux enjeux vitaux qui continuent de les tenailler.

Les tests PCR ne sont pas des gestes barrières

En juillet dernier, j’étais à la gare de la Part-Dieu à Lyon, il faisait une chaleur caniculaire. J’ai entendu un appel par mégaphone, un usager avait oublié sa valise et il avait cinq minutes pour se présenter avant le déclenchement de Vigipirate et des démineurs. J’ai pesté contre l’imbécile en question, m’inquiétant de voir la gare bloquée, et la moitié de la France par voie de conséquence. J’ai pesté, jusqu’à me rendre compte que l’imbécile en question : c’était moi. J’ai piqué un sprint à travers la gare avec mes trois sacs, je me suis excusée très platement pour éviter d’avoir une amende conséquente, et pour les ennuis occasionnés aux agents SNCF. L’étiquette avec mon nom sur ma valise avait disparu, oubli, papier perdu, manque d’envie, peu importe… Je me demande comment de cette étourderie, on peut basculer sans autre filtre, au déclenchement de Vigipirate. J’étais à Paris le 13 novembre 2015, j’ai au moins une dizaine de proches qui ont perdu quelqu’un ce jour-là. En 2020, j’ai eu tellement d’ennuis sévères liés à la COVID que j’aurais pu servir de témoin lambda au journal télévisé. Je ne me soustrais pas à la grande histoire, je fais partie de ce monde, mais je ne comprends pas le saut abyssal entre mon étiquette de valise et l’arrivée des démineurs. Mon étiquette et moi ne sommes pas un maillon de la chaine de la lutte antiterroriste. L’étiquette perdue ne fait pas la terroriste. Dans ce protocole de sécurité, on fractionne la chaine causale sibylline du terrorisme en petits morceaux, jusqu’à parvenir à la figure simple du bagage oublié (et non abandonné), comme forme potentielle d’attentat. Car si on ne parvient toujours pas à repérer le terroriste de façon certaine[3], notre logiciel social de reconnaissance repère facilement la valise sans étiquette. Ce fractionnement de nos vies en petits chainons est dysfonctionnel, le tout est largement supérieur à la somme des parties, et les enjeux du terrorisme dépassent clairement le débat sur ma valise. Il nous faut aujourd’hui questionner ces écarts entre la réalité d’une inquiétude, un nouveau Bataclan et les moyens de contrôle mise en place, l’envoi des démineurs suite à la perte de mon étiquette.

Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage

Les test PCR sont en train d’être harmonisés, moins falsifiables, adossés à des QR Codes (c’est déjà le cas dans un certain nombre de pays). On nous prédit des pass ou des certificats sanitaires, pour passer les frontières ou pour se rendre dans des lieux culturels. On passe par le prisme de la mesure biologique pour pouvoir dresser des limites étanches entre le sain et le malade. Pour autant, les scientifiques débattent de l’hypersensibilité des tests actuels. Ainsi, la positivité d’un test PCR, trop sensible, ne témoigne pas toujours de la contagiosité de la personne concernée[4]. Être positif ou négatif, ON-OFF, ce vivant sur interrupteur, fait, par exemple, de nombreux naufragés : un ami à moi est resté bloqué cinq semaines sur une ile au large du Portugal car son test restait positif, une doctoresse française m’a expliqué qu’une de ses patientes était elle-aussi restée positive sept mois (compliquant son accès aux soins). En réalité, les tests PCR comme les QR Codes, ne sont pas la simple continuité des gestes barrières. Les gestes barrières sont inclus dans la vie quotidienne, les PCR sont une mesure à un temps T selon un protocole P. Et ce protocole en désignant clairement (positivité) ce qui pourtant parfois est flou (contagiosité), devient excluant. Dans Manifeste du tiers paysage[5], Gilles Clément renvoie dos à dos les limites administratives (comme le tracé des frontières) et les limites du vivant, expliquant que la sécheresse des limites administratives nie la diversité et l’épaisseur du vivant. Nous faisons partie du vivant, nous ne finissons pas avec notre enveloppe corporelle, nous sommes en interrelations, nous sommes structurellement plus proches du virus que du QR Code. Même si le combat contre la pandémie n’est pas de même nature que la lutte contre le terrorisme, la complexité de nos vies n’est pas fractionnable en morceaux décontextualisés, le bagage oublié, le test PCR. Surtout si ceux-ci déclenchent les démineurs ou bloquent des gens indéfiniment derrière des frontières. Ces deux exemples participent de ce même mouvement autour de la certification, on voudrait garantir que l’accident dans le bâtiment n’aura jamais lieu, que la bombe n’éclatera pas, que la maladie ne passera pas, et pour cela, on mesure, on calibre, on discrimine, on s’engage sur la voie du citoyen certifié.

Criminaliser le malade, le renversement des responsabilités

Même si la complexité de ces crises est insondable, comment en sommes-nous arrivés à criminaliser à ce point nos comportements quotidiens ? L’écrivaine américaine Sarah Schulman, dans son livre Le conflit n’est pas une agression considère que la criminalisation de nos comportements permet au collectif et aux gouvernances de se dégager de ses responsabilités. Elle revient sur la criminalisation des porteurs du VIH, notamment aux États-Unis et au Canada. Ainsi, en Amérique du nord, une personne séropositive doit déclarer sa séropositivité à son partenaire sous peine de poursuites pénales, y compris si cette personne se protège pendant la relation sexuelle. Au Canada, pour échapper à la contrainte de cette déclaration, la personne séropositive doit faire la preuve que son traitement lui a permis d’atteindre un niveau très faible de charge virale qui élimine la contagiosité. La charge virale doit être indétectable. Le paradoxe, explique l’auteure, c’est qu’une personne séropositive sous traitement et dont le virus est supprimé est en réalité un.e partenaire sexuel.le plus sûre qu’une personne qui ne connaît pas son statut sérologique.

Cette criminalisation de la séropositivité déplace aussi la responsabilité commune des deux partenaires. Ainsi, alors que le safe sex est une notion relationnelle, « la charge virale n’existe qu’à l’échelle individuelle »[6]. Dans cette criminalisation du séropositif, l’autre partenaire, bien que ne connaissant pas son propre statut sérologique, est dégagé de sa responsabilité de ne pas attraper le SIDA et de se protéger. L’auteure explique également, que l’accès aux soins aux États-Unis étant difficile et mal structuré, le gouvernement américain ne peut criminaliser la charge virale comme au Canada. Le gouvernement ne pouvant soigner ses malades, se contente de criminaliser la séropositivité.

Pour Sarah Schulman, cette criminalisation du séropositif fait glisser à la fois la responsabilité des gouvernances, et du collectif à celle de l’individu uniquement. Ainsi en devant déclarer sa séropositivité avant tout rapport sexuel, l’individu devient une variable dissociable de la complexité du monde, de la société et du vivant. Il s’extrait de celui-ci et devient une donnée isolable, sans affect, sans autre identité que sa séropositivité et comme le naufragé du test PCR, il se retrouve alors bien seul. Il semble ainsi plus simple de ne pas connaître son statut sérologique pour éviter d’être en défaut pénalement vis-à-vis de son partenaire. Il semble alors plus vivable de tricher et d’éluder la gravité de la question pour échapper à la sanction.

 

© image de couverture, archives de la grippe espagnole – Mill Valley, Californie 1918

[1] Les restrictions qui se mêlent de façon inintelligible aux recommandations, créent chez les individus un sentiment « d’insécurité juridique », comme l’expliquent des journalistes du Monde. Les restrictions sont parfois tellement floues, que même les juristes peinent à s’y retrouver. Léa Sanchez et Adrien Sénécat, Covid-19 : des restrictions imprévisibles, arbitraires, voire contradictoires créent un sentiment « d’insécurité juridique », sur le monde.fr, https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2021/04/11/covid-19-le-flou-des-restrictions-sanitaires-alimente-une-insecurite-juridique_6076366_1653578.html, publié le 11 avril 2021 à 10h00, consultation 27 avril 2021.

[2] J’entends par gouvernance, l’endroit où la loi, le règlement est déclaré, mais c’est parfois une conjonction complexe de normes européennes, d’exigences des assurances, de règlements internes qui dessinent les contours de nos usages. Il n’y a pas dans cet article la volonté de désigner une gouvernance méchante contre de gentils usagers, mais je m’inquiète de la façon dont trop souvent les restrictions s’additionnent en mille feuilles.

[3] Entre 2004 et 2012, aux États-Unis, soixante-dix pour cent des attaques de drones au Moyen-Orient, étaient réalisées à la suite de longues observations visuelles et de recoupements algorithmiques, sans que pour autant, des terroristes soient nommément identifiés. Ces frappes de signature, qu’on présentait comme scientifiquement irréprochables, ont causé la mort de nombreux civils. À ce sujet, le philosophe Grégoire Chamayou explique que quel que soit la quantité de données collectées, cela ne dit rien de la qualité réelle de l’action de l’individu. Le déplacement irrégulier d’un homme armé au Pakistan fait aussi bien le berger que le terroriste. Croire que la machine peut désigner l’un ou l’autre sans se tromper, est un leurre. Dans la gestion des crises, on confond trop souvent quantités de données et qualités du vivant. Lire à ce propos, Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique Éditions, 2013

[4] Lire à ce propos, Adrien Sénécat « Covid-19 : l’hypersensibilité des tests PCR, entre intox et vrai débat », Le Monde, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/09/09/covid-19-l-hypersensibilite-des-tests-pcr-entre-intox-et-vrai-debat_6051528_4355770.html, publié le 09 septembre 2020, consultation 27 avril 2021

[5] Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage, éditions Sujet/Objet, Paris, 2003

[6] Sarah Schulman Le conflit n’est pas une agression, rhétorique de la souffrance, responsabilité collectivité et devoir de réparation, éditions B42-148, 2021, p. 114

Quitter la version mobile