Demain le commun

Olivier Roy, les religions reines

Dans un entretien paru dans Le Temps, le politologue Olivier Roy défend la thèse de son dernier livre. En résumé, l’Europe, dont les racines culturelles sont principalement chrétiennes, s’est dans les faits déchristianisée depuis une cinquantaine d’années. Et pourtant, aujourd’hui, on assisterait à une double réémergence: d’une part, les pratiquants les plus stricts réapparaissent dans l’espace public, portés par le succès du Pape François qui joue habilement entre ouverture de façade et postures conservatrices de fond, mais aussi par quelques combats fédérateurs comme la lutte en France contre le mariage pour tous. D’autre part, des personnalités qui n’ont en réalité pas de réelle foi et en tous cas pas de pratique, agitent les valeurs chrétiennes en opposition à l’islam (ce sont, par exemple, les démagogues italiens de la Ligue, ou ceux de la CSU bavaroise qui réinstallent des croix dans les édifices publics).

Jusqu’ici, fort bien. Notons que cette situation rend selon lui impossible un front commun durable de toutes les religions, de tous les conservateurs religieux contre les mécréants et contre les Etats sécularisés. Mais la charge d’Olivier Roy porte aussi sur ceux qu’il appelle «les laïcs», dont la valeur cardinale serait la liberté, alors qu’ils n’agiraient que par interdictions ou d’exclusion (des signes religieux, du voile intégral, etc.).

A part l’envie de distribuer des mauvais points avec une générosité quasiment chrétienne, rien ne justifie pourtant cette simplification. Les tenants d’une approche sécularisée (qui ne sont pas forcément des laïcs forcenés) défendent d’abord un principe: celui que tout ce qui concerne la vie en société peut faire l’objet d’une discussion politique, et que la motivation religieuse d’une pratique, d’une règle, ou de quoi que ce soit, ne la met pas à l’abri du débat. Il n’y a pas de définition a priori de ce qui peut ou ne peut pas faire l’objet, éventuellement, d’une loi. Pour ne citer qu’un exemple: les progrès de la lutte contre la violence domestique reposent bien souvent sur le fait de légitimer une intervention étatique dans ce qui était historiquement définie comme une zone strictement privée et intime (sous l’autorité de l’homme, évidemment). Suivant la même logique, le simple fait qu’un comportement donné soit motivé religieusement ne le place pas automatiquement hors du champ politique.

Mais plus largement, on peut regretter que le politologue feigne de ne pas voir que, partout dans le monde, et autant dans des pays sécularisés que dans d’autres encore fortement marqués par le poids normatif d’une confession, des hommes et des femmes se battent certes pour la liberté, mais aussi pour nombre d’autres choses qui sont bien plus que les plus ou moins indéfinissables «valeurs» que réclame M. Roy. Demander l’égalité entre les hommes et les femmes, réclamer l’accès de tous les enfants à une éducation, lutter contre les discriminations dont font l’objet des minorités, demander le droit d’accéder à la culture, à l’information, à la connaissance: autant de positions décidément et clairement politiques qu’il faut, parfois, chercher à obtenir ou à défendre face (entre autres) à l’emprise religieuse.

Renvoyer dos à dos, comme le fait M. Roy, les religieux et les «laïcs» consiste purement et simplement à reprendre… la grille de lecture religieuse du problème, comme s’il fallait que chacun arrive dans le débat avec un sac à dos de valeurs intangibles, comme si la volonté de limiter l’emprise religieuse sur le débat politique était elle-même une religion. «L’Europe est-elle chrétienne?», demande M. Roy dans le titre de son dernier ouvrage. Il nous apporte en tous cas la preuve que la mauvaise foi ne se démode pas.

En en-tête de cet article figure le titre et les premières lignes de l’encyclique Vehementer Nos du Pape Pie X, protestation énergique contre la loi de séparation des églises et de l’Etat en France. Elle commence par ces mots: «Vous avez vu violer la sainteté et l’inviolabilité du mariage chrétien par des dispositions législatives en contradiction formelle avec elles, laïciser les écoles et les hôpitaux, arracher les clercs à leurs études et à la discipline ecclésiastique pour les astreindre au service militaire». Un rappel utile que les limitations de l’emprise religieuse rencontre rarement des louanges de la part des porte-parole officiels de la foi…

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