Demain le commun

Les vraies tares du service civil

La Constitution fédérale prévoit depuis 1992 la possibilité d’un service civil dit de remplacement du service militaire. La loi d’application, elle, date de 1996. Depuis cette date, il était donc possible, moyennant de démontrer l’existence d’un réel conflit de conscience, de passer dans un régime différent, en toute légalité. Se faire réformer sous un prétexte quelconque ou se faire condamner par un tribunal militaire n’étaient dès lors plus les deux seules options à disposition des citoyens qui ne désirent pas devenir des soldats.

Affiche anarchiste française de la période de la Première Guerre mondiale

En 2009, l’une des modalités les plus typiquement helvétiques de l’admission au service civil était supprimée: l’examen devant une commission spécialisée. Avant cela, les aspirants au service civil (parmi lesquels celui qui vous écrit) devaient, en plus de rendre un dossier complet et argumenté exposant aussi précisément que possible la genèse et la nature du conflit entre leurs valeurs et l’obligation de servir dans l’armée, se défendre une heure durant devant un quarteron d’experts chargés de tester la solidité des convictions. Ces faiseurs d’objecteurs aujourd’hui disparus éconduisaient-ils beaucoup de prétendants? Aucune statistique ne permet de le savoir.

La démonstration principale de la crédibilité d’une demande restait ce qu’on appelle la preuve par l’acte: le nombre de jours de service dans l’armée se voit multiplié par 1.5 sitôt l’admission en force. Un jeune soldat demandant son passage au service civil se retrouve immédiatement face à une montagne de près de 400 jours de services à effectuer. Et l’administration en charge de l’exécution de cette obligation n’est pas exactement laxiste.

Le 15 novembre 2017, le Conseil fédéral, constatant un nombre d’admissions au service civil en croissance, a décidé de proposer des modifications légales pour durcir l’accès. L’unique motif invoqué: préserver les possibilités de recrutement de l’armée. Il serait faux de dire qu’une vision aussi étroite nous surprend… ce n’est pas une raison pour l’accepter. Quelles sont les vraies questions qui se posent aujourd’hui?

1. Que remplace le service civil?

Formellement, bien sûr, le service militaire. Mais en réalité, pour ceux qui souhaitent simplement éviter de devenir soldats, le service civil est une option en concurrence avec… l’inaptitude pure et simple à tout service, qui a déjà passé de 10% environ en 1985 à 64% en 2014. Comme l’indique une étude de l’Université de Zurich, le taux d’inaptes parmi les conscrits de niveau socio-économique plutôt haut est déjà élevé. On peut parier que c’est ce taux qui augmenteraient en cas de durcissement des conditions d’accès au service civil. Est-ce vraiment un bon objectif que de faire baisser le nombre de gens qui s’engagent pour la collectivité?

2. Quels personnes profitent du service civil?

Dans sa forme actuelle, le service civil est réservé aux hommes. Or, pour peu que l’on sélectionne intelligemment ses affectations, en fonction de ses intérêts, de son domaine de formation ou de ses souhaits professionnels, il peut être un puissant vecteur d’insertion professionnelle. Pour les établissements d’intérêt public qui les emploient, l’opération est également positive: ils paient, en plus d’une taxe administrative, l’équivalent de 25% du salaire habituel du poste dans lequel le « civiliste » est employé. Celui-ci est rémunéré selon le régime des allocations pertes de gain. La durée de l’affectation peut varier d’un mois à plus d’une année. Quoi de plus pratique pour l’employeur?

Or, cette voie n’est pas ouverte aux femmes. En d’autres termes, le service civil organise l’allocation de ressources très importantes vers l’augmentation de l’employabilité… des hommes.

3. A quoi sert le service civil?

Les yeux rivés sur les chiffres de recrutement de l’armée, le Conseil fédéral fait l’impasse sur une vraie analyse de la situation. Après vingt ans, quel est devenu le rôle, souhaité à l’origine ou non, du service civil dans la société suisse? Une enquête solide fait défaut, mais il paraît évident que de très nombreuses institutions et associations en dépendent de fait pour leurs activités au service de l’intérêt général… « Réduire substantiellement le nombre des admissions au service civil », comme le souhaite le Conseil fédéral, n’est pas un objectif dont la réalisation concerne uniquement l’armée et le nombre de conscrits dont elle disposera à l’avenir.

Ces trois questions appellent un vrai débat. La proposition d’un service citoyen, beaucoup plus court, obligatoire pour tous indépendamment du sexe, a déjà été formulée, mais elle signifie d’appliquer une égalité stricte dans un domaine alors que des inégalités défavorables aux femmes persistent presque partout.

Toute réflexion sensée sur le service civil devrait partir d’un constat: celui-ci est devenu plus qu’un simple remplacement de l’armée. Il joue un rôle social et constitue pour beaucoup une étape de carrière. Ouvrir une voie pour l’admission volontaire des femmes est une question qui mérite d’être reposée (elle avait été écartée un peu abruptement par un groupe de travail de la Confédération en p. 130 et suivantes de son rapport). Réduire l’ampleur de la différence entre la durée du service militaire et celle du service civil est également une évidence qui s’impose dès lors que l’on considère ce dernier non pas comme une échappatoire à rendre aussi difficile d’accès que possible, mais comme une belle institution pour s’engager au service de la collectivité. Alors que l’on se prépare à des parcours professionnels moins linéaires, alors que l’insertion sur le marché du travail n’est plus une évidence à l’issue de la formation, nous gagnerions à voir le service civil, et les affectations qu’il rend possible dans des domaines très variés, comme une partie de la solution plutôt que du problème.

Déclaration d’intérêts: je suis astreint au service civil auquel j’ai demandé mon admission immédiatement après le recrutement. Heureusement pour moi, je suis presque arrivé au terme des jours à effectuer.

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