Des séries et des hommes

“Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de pouvoir” : le pittoresque au mépris de la photogénie

À longueur d’articles, de tweets, de discussions entre amis, vous lirez ou entendrez que The Rings of Power (Les Anneaux de pouvoir en version française), déclinaison sérielle du Seigneur des Anneaux lancée par Amazon Prime le 1er septembre, est une série « splendide », « visuellement impressionnante », d’une « esthétique renversante ». Tous ces qualificatifs laudateurs appellent à redéfinir ce que l’on entend par la beauté d’une image, d’un plan, d’une œuvre artistique. S’agit-il d’un état ou d’un sentiment naissant ? Nous revient-il de constater ou de formuler cette beauté ?

La presse internationale n’a pas manqué de superlatifs pour qualifier l’esthétique léchée de The Rings of Power, à grands renforts de décors naturels (la saison 1 a été tournée en Nouvelle-Zélande) et d’images de synthèse. The Hollywood Reporter parle de « tableaux » (à l’effet renforcé par la projection des deux premiers épisodes de la série en avant-première dans une majestueuse salle de cinéma). TV Line évoque un « spectacle immersif et ambitieux, riche en images époustouflantes ». IGN estime pour sa part que la série est « l’une des plus belles que la télévision ait jamais portées », et que sa beauté se mesure à celle des blockbusters de cinéma (ce qui en dit long sur le type de beauté dont il est ici question…). Plus mitigé, IndieWire salue tout de même les « vues aériennes de villes fantastiques et de paysages chatoyants » de la série. Quant au Guardian, il décroche le pompon en qualifiant The Rings of Power de création « si stupéfiante qu’elle fait passer House of the Dragon pour du travail d’amateur ». Si l’objectif d’une telle saillie était de déclencher la polémique et de faire tourner le compteur à clics, c’est réussi.

Mais de quel type de beauté est-il en l’occurrence question ? Pour reprendre la distinction opérée fort à propos par Jean Epstein dans l’entre-deux-guerres, s’agit-il d’une beauté pittoresque ou d’une beauté photogénique ? Au sujet de la première, le théoricien et cinéaste français ne manqua jamais une occasion de dire tout le mal qu’il en pensait. Dès 1921, il écrivait dans Bonjour cinéma que « le film de paysage est une multiplication par zéro. On y cherche le pittoresque. Le pittoresque au cinéma est zéro, rien, néant. […] Toute la nullité des films tournés aux environs de la promenade des Anglais découle de [la confusion entre pittoresque et photogénie]. Les couchers de soleil en sont une autre preuve » (p. 100). Epstein jugeait le pittoresque anachronique et, en définitive, anti-cinématographique, considérant qu’il verse sans vergogne dans le cliché, la carte postale, la pose attendue, le point de vue idéal. Comme l’explique Luc Vancheri, « la lenteur du déplacement était essentielle à l’œil pittoresque qui cherche le moment éloquent. La vue se fait paysage, la nature se fait peinture tandis que le regard jouit esthétiquement du spectacle » (Le Cinéma ou le dernier des arts, p. 232). Arnaud Philippe ajoute que le pittoresque est un « usage folklorisant d’un fond trop identifiable, trop négociable » (1895 n° 18, p. 260).

Fermement attaché aux valeurs modernes du cinéma, Epstein opposait au pittoresque la photogénie dont il fit l’essence de son cinéma. Cette photogénie se caractérisait par « la vitesse et le mouvement qui, en s’accordant, produisent de nouvelles formes de sensation » (Luc Vancheri, p. 232). Selon les mots poétiques d’Epstein, « “la danse du paysage” est photogénique. Par la fenêtre du wagon et le hublot du navire le monde acquiert une vivacité nouvelle, cinématographique. La route est une route, mais le sol qui fuit sous le ventre à quatre cœurs battants d’une auto, me transporte d’aise. Les tunnels de l’Oberland et du Semmering me gobent et ma tête, dépassant le gabarit, cogne leur voûte. Le mal de mer est décidément agréable. L’avion et moi à son bord, tombons. Mes genoux plient » (Bonjour Cinéma, p. 97). Ainsi, la photogénie d’un paysage se révèle aux yeux d’Epstein en ce qu’elle ravive des souvenirs, produit un vertige, fait naître une émotion que l’on se délecte de voir finir par culminer. Elle est porteuse d’une expérience individuelle, quand bien même elle s’adresse à un large public.

À l’évocation de cette dichotomie, il n’est pas difficile d’établir de quel côté penchent les envolées de drones (réels ou virtuels) qui parcourent les plaines verdoyantes et les cascades ondoyantes de l’archipel néo-zélandais. Incessamment, la série cherche à produire un « effet waouh » qui donne envie de capturer l’image et de s’en servir pour mettre à jour le fond d’écran de son ordinateur ou de son smartphone. S’ajoute à la splendeur des paysages embrassés une mise en scène de l’humain qui accentue encore l’impression de « pose » abhorrée par Epstein. À mi-parcours du pilote de la série (37’’), un survol des Terres du Sud coïncide parfaitement avec une chorégraphie de faucilles maniées de façon synchrone, comme si l’on assistait à une reproduction de la scène à Broadway. Ce ne sont pas des travailleurs de la terre que l’on contemple, mais l’image (forcément kitsch) qu’ils sont censés nous renvoyer.

The Rings of Power fait donc le choix du pittoresque au mépris de toute aspiration photogénique. Cela serait de l’ordre de l’anecdotique, si une majeure partie de la critique dite professionnelle (à quelques exceptions près, comme Entertainment Weekly) n’assimilait pas ce pittoresque à une vertu élevant la série au rang des événements audiovisuels de l’année. Si Epstein estimait dès le début des années 1920 que le pittoresque s’oppose aux valeurs modernes du cinéma, quelle portée donner au regard critique extrêmement bienveillant dont bénéficie aujourd’hui The Rings of Power ? En février 2020, Stéphane Delorme écrivait dans les Cahiers du cinéma que « l’usine à fantasy ne fait pas rêver », relevant que « la fantasy permet d’occulter le monde, d’oublier l’Histoire, de masquer toute altérité » (p. 28) et lui reprochant « d’inciter les enfants à rester enfants. À passer des films d’animation aux films de fantasy pour retarder le moment où ils passeront aux films que regardent (regardaient ?) les adultes » (p. 31). N’est-ce pas, justement, le rôle de la critique que de dépasser la posture de fan pour mettre en perspective les images et les sons en vue de les inscrire dans l’histoire des arts ? Une telle attente relèverait-elle désormais elle-même de la fantaisie ?

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