Des séries et des hommes

“Better Call Saul”, symbole d’une critique de l’instant présent

Dans son ensemble, la critique est dithyrambique : Better Call Saul est un bijou de série (dérivée), un modèle d’écriture à montrer dans toutes les écoles d’art dramatique. D’aucuns vont même jusqu’à placer cette création de Vince Gilligan et Peter Gould au-dessus de la série-mère, Breaking Bad, en dépit de la trace indélébile laissée par cette dernière dans l’histoire des séries télévisées. Le réflexe qui consiste à défendre David contre Goliath a donc encore de beaux jours devant lui. Mais est-il corroboré par une analyse « à froid » de la série ?

Attention ! Il est préférable d’avoir vu l’intégralité de Better Call Saul avant de lire ce billet.

Nul doute que Better Call Saul se situe dans le haut du panier des spin-offs américains, tant son duo d’acteurs principaux (Bob Odenkirk et Rhea Seehorn dans les rôles de Jimmy McGill et Kim Wexler), son mélange de sophistication et de dérision, son jeu incessant avec notre avance spectatorielle (nous savons déjà comment va tourner la carrière de Jimmy alias Saul Goodman), sa longévité et son ampleur (6 saisons, 63 épisodes) en font une réussite d’ensemble et un valeureux dérivé de Breaking Bad. Son achèvement marque d’ailleurs la fin d’une ère ambitieuse pour la chaîne AMC, qui a depuis délaissé les paris artistiques du type Mad Men (lancé en 2007, quelques mois avant Breaking Bad) pour basculer ouvertement dans l’industrie des franchises, avec The Walking Dead en tête de pont.

Le problème est que la pluie de louanges qui se déverse sur Better Call Saul tend bien souvent à masquer les défauts et faiblesses de la série. Jusqu’au bout, celle-ci aura lutté pour trouver son identité propre – sans jamais véritablement y parvenir. Pour occuper l’espace, il aura fallu trouver à Jimmy un frère hypocondriaque (Chuck McGill, as du barreau sans envergure) dont le suicide, au terme de la troisième saison, n’aura servi qu’à cautionner la transformation du protagoniste en Saul Goodman, selon cette inusable ficelle du trauma tenant lieu de « backstory » justificatrice. Dans l’optique d’entretenir la flamme judiciaire de Better Call Saul, Howard Hamlin, partenaire de Chuck, aura ensuite pris le relais en incarnant une nouvelle némésis de Jimmy, mais là aussi sans s’imposer comme un personnage secondaire à la carrure digne de ceux de Breaking Bad (que l’on pense à Hank Schrader ou à Jane Margolis, par exemple).

En réalité, il y a deux séries dans Better Call Saul : elle-même (avec le quatuor composé de Jimmy, Kim, Chuck et Howard), et Breaking Bad (avec une galerie de personnages extrêmement riche et charismatique, allant de Mike Ehrmantraut à Hector Salamanca en passant par Don Eladio Vuente). Les entrées en lice de Gustavo Fring en saison 3 et de Lalo Salamanca en saison 4 achèvent d’imposer la mue de la première en la seconde, au plus grand plaisir des fans de Breaking Bad qui se voient offrir l’opportunité de découvrir des épisodes inédits de la série-mère. Better Call Saul joue ainsi astucieusement de la rivalité larvée entre Gus Fring et Hector Salamanca (dont on connaît le dénouement explosif), tout en introduisant de nouveaux personnages faisant office de passerelles entre les deux séries, comme Nacho Varga ou Lalo Salamanca. Tout ceci mène à une première moitié de saison finale palpitante, plus proche que jamais du modèle achevé en 2013, mais où Jimmy et Kim ne font souvent figures que de simples spectateurs.

Ce cheminement pose la question suivante : comment pourrait-on classer Better Call Saul au-dessus de Breaking Bad, alors même que l’une a longtemps aspiré à devenir l’autre et, quand elle y est parvenue, a finalement atteint son apogée ? Breaking Bad a inventé tant de personnages dont s’est nourrie Better Call Saul (se référer à la section « Introduced in Breaking Bad » de la page Wikipédia anglophone du spin-off), laissé dans nos mémoires tant d’instants mémorables (la confrontation de Walter White avec Tuco Salamanca, la mort par overdose de Jane Margolis, les meurtres de Gale Boetticher et de Gus Fring, etc.), si bien structuré ses saisons pour que chacune possède une identité propre, qu’elle constitue un modèle quasi indépassable. Cela n’enlève aucunement à Better Call Saul ses qualités et sa légitimité (sans commune mesure avec celle des séries dérivées de The Walking Dead, uniquement destinées à exploiter le filon), mais le jeu des hiérarchies appelle à dépasser les réactions épidermiques et à ne pas se laisser submerger par les émotions instantanées.

Intégrité à géométrie variable

Malgré le plaisir indéniable (et de plus en plus rare) que procure l’arrivée au terme d’une série au long cours, l’épisode final de Better Call Saul souffre de multiples « contusions » qu’il convient de ne pas négliger. De façon trop systématique et apparente, il parsème son intrigue de flashbacks de remplissage permettant de replacer ici Walter White (versant Breaking Bad), là Chuck McGill (versant Better Call Saul), en menant une réflexion peu subtile sur la « machine à remonter le temps » et les remords qu’une telle invention permettrait d’effacer. L’emploi du noir et blanc, s’il est en phase avec l’esthétique des flashforwards montrés au début de la série, enferme le prequel dans un présent devenu… futur de Breaking Bad (l’action se situant en 2010 dans le Nebraska, tandis que le fugitif Jimmy se fait appeler Gene Takavic et gère une boulangerie-pâtisserie située dans un centre commercial), si bien que l’on peine encore une fois à établir la place réelle de Better Call Saul dans ce charivari temporel. En fin de compte, faut-il considérer cette série dérivée comme un prequel ou un sequel de Breaking Bad ?

Une chose est sûre : il est toujours aussi difficile de conclure en bonne et due forme une série complexe misant sur des intrigues feuilletonnantes et des personnages élaborés par touches impressionnistes. Il aura fallu à Vince Gilligan (accompagné ici de Peter Gould, qui a pris la lourde responsabilité d’écrire et de réaliser l’épisode final de Better Call Saul intitulé « Saul Gone ») deux séries de plus de soixante épisodes et un long-métrage faisant office de sequel et d’épilogue, El Camino (diffusé sur AMC en février 2020), pour régler le sort de tous ses personnages principaux. Malgré cela, de nombreux revirements apparaissent pour le moins précipités dans les derniers instants de Better Call Saul, comme si le temps avait manqué pour développer la mutation à l’œuvre de ses protagonistes.

Kim Wexler (Rhea Seehorn)

Kim pousse Jimmy dans ses retranchements de cruauté en piégeant Howard (comme si, tel Walter White, elle finissait par réaliser qu’elle « aimait ça »), avant de rétropédaler en quittant subitement son mari, en se radiant elle-même du barreau (avant de renouer avec son ancienne activité par le biais du volontariat), en optant pour la plus morne et routinière des existences (pourquoi donc ?), puis en se dénonçant afin d’expier le péché qui a mené à la mort brutale d’Howard. Elle divorce de Jimmy dans un climat d’hostilité patent, puis est accusée à tort par ce dernier dans l’affaire Hamlin, avant de renouer avec son ex-mari quand elle comprend qu’il s’agissait d’un simple subterfuge. Ce bref résumé illustre à quel point la mécanique des rebondissements sert ici à multiplier les effets de surprise, quand le développement attendu du personnage (après cinq saisons à essayer de nous prouver qu’elle est véritablement éprise de Jimmy) se perd dans une ellipse bien pratique de six ans. De nombreux critiques ont salué la sortie « réussie » de Kim, comme s’il fallait attribuer de bons ou de mauvais points à un personnage (féminin) en fonction de sa vertu morale plutôt que de son intégrité et de sa cohérence narrative. Pas de doute : nous sommes bien entrés dans l’ère de la bien-pensance…

Quant à Jimmy, il devient la pire version de Saul Goodman en un claquement de doigts, par le biais d’un étrange raccord-ellipse entre la rupture imposée par Kim et son « business as usual » dans le bureau de pacha où il reçoit le menu fretin de la délinquance locale. N’était-ce pas justement le but de la série que de nous montrer la manière dont l’un se transformait en l’autre ? Le recours a l’ellipse ne constitue-t-il pas, là aussi, un subterfuge opportuniste permettant de mettre de côté des arcs narratifs plus complexes ? Pour ne rien arranger, Jimmy se plie à tous les sacrifices (changement d’identité, de région, d’activité professionnelle) pour échapper à la prison, avant de se faire dénoncer par une dame âgée et partiellement impotente qui découvre du jour au lendemain qu’elle peut se connecter à Internet et avoir accès à son passé d’avocat véreux. Puis, tel un chevalier blanc, Jimmy se condamne de son propre chef à perpétuité en avouant (plus que) ses crimes passés, alors même qu’il était parvenu à obtenir un arrangement favorable au-delà de toute raison. Là où le sort de Walter White semblait inéluctable (s’agissant d’un personnage « breaking bad » après avoir appris qu’il était atteint d’un cancer en stade avancé), celui de Jimmy sert en l’occurrence plutôt les intérêts puritains de ce que d’aucuns considèrent comme un « happy end ». L’avocat corrompu ayant confessé ses péchés, nous pouvons dormir tranquille. Amen.

Comment conclure une série ?

L’ensemble de la sixième saison aura servi à prouver que Jimmy était attiré avant tout par le « game », le jeu de l’arnaque – qu’il s’agisse de braquer la boutique de mode du centre commercial où il travaille ou d’escroquer des anonymes rencontrés dans un bar. Pourtant, il ne va pas au bout de sa démarche et s’enferme de sa propre initiative derrière les barreaux (la série faisant à cette occasion passer l’emprisonnement pour un séjour dans un centre de vacances). La soif de twists l’emporte sur la cohérence narrative, jusqu’à aboutir à un dernier échange tout sauf bouleversant entre Jimmy et Kim dans le centre pénitentiaire. Tel Vince Gilligan au moment de conclure Breaking Bad, Peter Gould applique sagement quelques préceptes de manuels de scénariste, comme le fait de rejouer ici une scène du pilote par l’entremise du couple partageant une cigarette. La volonté de boucler la boucle (à laquelle n’avait pas échappé une série comme Lost) est devenue si systématique qu’elle ne produit plus aucun effet de surprise – pire, elle constitue un passage obligé permettant aux auteurs de la série de démontrer qu’ils ne se sont pas coupés de ses racines.

Gus Fring (Giancarlo Esposito) et Mike Ehrmantraut (Jonathan Banks)

Une fin se voulant marquante devrait pourtant être en mesure de dépasser les « trucs » de scénariste et de nous plonger dans un abyme de vertige à même d’accaparer nos pensées pendant les heures et les jours qui suivent. Une fin mémorable doit nous propulser dans un écran noir. Au contraire, la chaîne AMC a eu l’idée saugrenue de prolonger cette conclusion (en linéaire ou via la plateforme de streaming AMC+) par un appendice montrant des auteurs et acteurs de la série dire, sous forme de mini-entretiens, « Thanks to the fans ». Merci les amis, nous espérons que vous avez passé un bon moment en notre compagnie. Et surtout, ne zappez pas ! Nous avons encore plein de séries dérivées en réserve, de The Walking Dead à Orphan Black en passant par Interview with the Vampire… Le flux télévisuel ne s’interrompt jamais, même quand une « franchise » (vilain mot) comme celle de Breaking Bad touche à sa fin.

La plus belle est peut-être celle qu’aura offerte, rétrospectivement, Vince Gilligan à Gus Fring dans l’avant-dernier épisode de Better Call Saul, « Waterworks », où l’on assiste notamment à la première rencontre entre Kim et Jesse. Dans une longue et mémorable scène aux faux airs de digression, Fring s’assied au comptoir d’un bar chic où il a visiblement ses habitudes, déguste un verre de vin rouge, et partage quelques souvenirs émus avec un serveur distingué et beau parleur. L’on découvre alors que le gérant du fast food « Los Pollos Hermanos » (équivalent peu ragoûtant de KFC) possède de fines connaissances en œnologie et, potentiellement, un goût pour les hommes qui partagent sa passion des saveurs les plus subtiles. Une autre voie s’ouvre alors pour le baron de la drogue, à laquelle il renonce cependant en quittant les lieux avant le retour du serveur et le récit de nouvelles anecdotes teintées de nostalgie. Voilà une conclusion qui échappe aux diktats, aux impératifs scénaristiques et au « fan service ». Voilà une conclusion qui dépasse tout jugement moral, toute cotation sur l’échelle des bonnes mœurs. Fring est comme il est – et cela inclut ce qu’il aurait pu être, dans cette vie-là ou dans une autre. Être ou ne pas être, telle est la question à laquelle il nous revient de répondre.

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