Une seule Terre

(In)justice climatique: quand les riches détruisent la planète

Le changement climatique est une menace sécuritaire (sanitaire, économique, etc.) pour les sociétés humaines mais c’est également, et peut-être surtout, une question fondamentale de justice. Cet article est le premier d’une série de trois textes qui explorent quelques-unes nombreuses questions de justice qui traversent cette problématique globale et sans précédent. Il s’intéresse en particulier à l’influence du niveau de revenu sur notre rapport au changement climatique. [1]

 

Toutes les personnes ne sont pas égales face au changement climatique. Les causes du problème (les émissions de gaz à effet de serre) et ses conséquences sont réparties de manières très inégales, et ces inégalités correspondent à des facteurs socio-économiques tels que le revenu, le genre ou parfois l’origine ethnique, ainsi qu’à des facteurs géographiques et temporels. Ainsi, si vous êtes comme moi un homme blanc de classe moyenne à aisée vivant actuellement dans un pays occidental, il y a fort à parier que vous ayez fortement contribué aux causes du changement climatique, tout en étant assez peu vulnérable à ses pires conséquences. Votre destin et votre relation à ce problème sont donc très différents de ceux, par exemple, d’une femme de classe défavorisée qui vivra en 2050 dans un pays du Sahel. Le changement climatique est non seulement un amplificateur de risques, en particulier de risques météorologiques, il a également pour effet d’exacerber les inégalités et donc d’aggraver des situations d’injustice préexistantes.

Inégalités en matière de contribution au changement climatique

C’est un fait bien connu et documenté, les pays ont des émissions très différentes les uns des autres. A eux seuls, la Chine, les États-Unis et l’Union Européenne sont responsables chaque année de près de la moitié des émissions mondiales. Mais la population et les réalités économiques des pays sont bien différentes, raison pour laquelle un meilleur indicateur de la contribution au changement climatique est de prendre en compte les émissions dites de consommation (qui incluent les émissions qui ont servi à produire les biens importés sur le territoire ; explications ici) et de les rapporter à la taille de la population. Ainsi, parmi les vingt pays qui avaient la plus forte empreinte climatique par habitant en 2018, trouve-t-on des pays producteurs de pétrole (Qatar, Émirats Arabes Unis, Koweit, etc.) et une majorité de pays à fort pouvoir d’achat et haut niveau de consommation dont le Luxembourg (1ère position), les États-Unis (9ème), le Canada (11ème), la Belgique (12ème) ou la Suisse (15ème).

Source: Global Carbon Project

Ces chiffres masquent toutefois de fortes inégalités en matière de contribution au changement climatique à l’intérieur des différents pays. Car même, et peut-être surtout, à l’échelle individuelle, les émissions de CO2 sont fortement corrélées au revenu, quel que soit le pays de résidence des émetteurs. Plusieurs études montrent en effet l’impact disproportionné sur le climat du mode de vie des catégories de population les plus riches de la planète. Cet impact apparaît clairement dans les émissions moyennes par personne de différentes classes de revenu. D’après une étude conjointe du Stockholm Environment Institute et de l’ONG Oxfam, les émissions des individus appartenant au 10%, 1% et 0,1% des revenus les plus élevés de la population mondiale étaient respectivement 34 fois, 110 fois et 312 fois plus élevées que les émissions moyennes des 50% les plus pauvres [2]. Il est également à noter que le revenu annuel minimum pour faire partie de la classe des 10% les plus riches est ici fixée à 38’000$ par personne et à 109’000$ pour le 1%. A titre de comparaison, le revenu moyen en Suisse était d’environ 65’000$ en 2015 (en parité de pouvoir d’achat).

 

Source: Kartha et al. (2020)

Ces inégalités demeurent si l’on s’intéresse non plus aux émissions par personne, mais au émissions totales de ces différentes classes de revenu. Ainsi, les 10% de la population mondiale bénéficiant des revenus les plus élevés sont responsables de près de 50% des émissions mondiales de CO2, alors que les 50% les plus pauvres n’en émettent qu’en environ 7%. Pire encore l’empreinte climatique total des 1% les plus riches de la planète est plus du double de cette des 50% les plus pauvres. Des inégalités similaires existent au sein de la population européenne, plutôt que mondiale, quoique de manière atténuée, notamment en raison de la grande classe moyenne des pays européens [3]. Si l’on tient compte des émissions cumulatives sur plusieurs années les résultats sont similaires, puisque les 10% les plus riches ont émis 52% de tous le CO2 émis dans l’atmosphère entre 1990 et 2015.

 

Source: Oxfam 2020

Les modes de consommation d’une élite globalisée assez réduite contribue donc de manière disproportionnée au changement climatique, et c’est le transport individuel, en voiture mais aussi et surtout en avion, qui constitue la majeure partie de l’empreinte carbone des plus hautes classes de revenu. Cela montre à quel point le changement climatique est fondamentalement une question de justice, mais aussi la nécessité de mettre en place des politiques publiques qui permettent de restaurer une certaine équité en la matière.

Inégalités en matière de vulnérabilité au changement climatique

L’histoire ne s’arrête pas malheureusement pas là, car les inégalités en matière d’émissions de gaz à effet de serre sont aggravée par des inégalités en matière de vulnérabilité aux impacts du changement climatique, si bien que celles et ceux qui ont le moins contribué au problème sont également ceux qui vont avoir à en subir les pires conséquences. Les pays les moins développés, en particulier, sont en effet plus soumis aux risques du changement climatique et ce pour deux raisons principales.

Premièrement, certains d’entre eux sont tout simplement plus exposés aux conséquences physiques et météorologiques du changement climatique pour de simple raisons géographiques. Le Bangladesh et les petits États insulaires par exemple sont très exposés à la montée du niveau des mers, tout comme les pays de la ceinture intertropicale (Amérique du sud, Afrique équatoriale, Asie du sud-est) sont particulièrement exposés à l’augmentation des vagues de chaleur. Deuxièmement, les pays les plus pauvres de la planète sont plus vulnérables aux éventuels aléas climatiques en raison de leurs faibles ressources économiques,  technologiques ou infrastructurelles, ce qui les empêche de se prémunir efficacement contre les catastrophes naturelles.

Répartition du risque climatique. Source: Maplecroft 2016.

De plus, comme dans le cas des émissions de gaz à effet de serre cette connexion entre pauvreté et vulnérabilité ne concerne pas uniquement les pays, mais également les individus au sein des pays, y compris au sein des pays développés. Pour ne prendre qu’un exemple, le Rapport national d’évaluation du changement climatique paru fin 2018 aux États-Unis montre que les communautés à bas revenu sont plus vulnérables aux aléas environnementaux et mettent plus de temps à récupérer d’une catastrophe naturelle. Cela est dû non seulement à un accès plus limité à l’information et à la prévention, mais également à une moins bonne couverture d’assurances contre ces dommages. De même, une étude publiée en 2017 [4] a montré que les travailleurs immigrés avaient trois fois plus de risques de mourir lors d’une vague de chaleur que les citoyens américains et plusieurs analyses ont montré que les quartiers pauvres des grandes villes subissaient des températures plus élevées lors d’épisodes de canicule.

Lutte contre le changement climatique et justice sociale et sont indissociables

Lutter contre le changement climatique commence donc par prendre acte de la relation entre les inégalités, les causes du problème et la vulnérabilité à pires ses conséquences. La contribution par une minorité aisée à la dégradation des conditions de vie (voire à la violation des droits à la vie, à la subsistance ou à la santé) d’une majorité déjà largement défavorisée constitue une injustice qui s’ajoute à des injustices préexistantes et les aggrave. Cela n’est malheureusement pas sans précédent, mais atteint avec le changement climatique une échelle et une ampleur nouvelles qui ne peuvent être ignorées. Les inégalités de revenu ne sont d’ailleurs que l’élément le plus visible de ces injustices climatiques. Dans un prochain article j’aborderai la question du point de vue des inégalités de genre.

 

[1] Le titre de cet article fait référence au livre de Hervé Kempf, “Comment les riches détruisent la planète”, Seuil, 2007.

[2] Kartha, S., Kemp-Benedict, E., Ghosh, E., Nazareth, A., & Gore, T. (2020). The Carbon Inequality Era: An assessment of the global distribution of consumption emissions among individuals from 1990 to 2015 and beyond (pp. 1–52). Stockholm Environment Institute / Oxfam.

[3] Ivanova, D., & Wood, R. (2020). The unequal distribution of household carbon footprints in Europe and its linkto sustainability. Global Sustainability, 3(e18), 1–12.

[4] https://ajph.aphapublications.org/doi/10.2105/AJPH.2017.304006

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