Eloge de l’action: pour une Suisse dynamique

La neutralité impossible

En ce siècle de profonds bouleversements géopolitiques et moraux, est-il encore possible pour un pays comme la Suisse d’être neutre ? Alors que notre détermination à maintenir une politique de neutralité perpétuelle, véritable fondement de notre identité collective depuis 1815, fait l’objet d’une remise en cause toujours plus importante, il paraît nécessaire de donner à cette notion la profondeur historique et conceptuelle qu’elle mérite.

La neutralité de la Suisse intéresse peu les jeunes. La plus grande partie d’entre-eux se passionne pour des questions relatives à la préservation de notre environnement, à la défense des minorités et à la lutte contre les inégalités sociales ou économiques rencontrées par les couches les plus vulnérables de la société. Trop souvent, j’ai l’impression que mes contemporains tiennent la neutralité de notre pays pour acquise et qu’une certaine forme de dédain les pousse à occulter les débats relatifs à notre identité. Bien que je sois néanmoins convaincu de leur attachement sincère à ce concept ayant toujours joué un rôle central dans notre imaginaire politique, je crois qu’il est indispensable de donner aux dirigeants de demain une idée plus précise des vertus de la politique extérieure menée par la Suisse, même si au-delà de son rôle de ciment identitaire, le concept de neutralité tel qu’il est mis en pratique par notre gouvernement ne peut faire l’objet d’une définition trop rigoureuse en raison de l’évolution perpétuelle à laquelle il est sujet.

Ainsi, alors que certains s’insurgent contre les efforts déployés par le président de la Confédération pour définir une nouvelle approche de la neutralité, plus adaptée au menaces d’aujourd’hui, il semble important de garder en mémoire ses incessantes transformations au cours des deux dernier siècles. Evoluant au gré du temps et des nécessités politiques, la neutralité de la Suisse est instable par nature, comme en témoignent les violents débats qui opposèrent la Suisse romande et alémanique quant à l’attitude à privilégier à l’égard des belligérants pendant les première et seconde guerres mondiales puis la relative souplesse dont fit preuve le gouvernement vis à vis des principaux acteurs de ces deux conflits, mais aussi notre reconnaissance de la République populaire de Chine en 1950, malgré notre appartenance implicite au camp occidental, et enfin notre renonciation à une politique d’isolement au nom d’une neutralité active et de la promotion de la paix sous l’influence de Max Petitpierre. Comme l’affirmait le Conseiller fédéral neuchâtelois en 1947, il semblerait qu’une « neutralité intégrale [soit] une neutralité impossible ».

Bien que les reproches formulés à l’encontre de M. Cassis après la révélation de ses intentions d’étendre la coopération de la Suisse avec l’OTAN paraissent légitimes, nous devons reconnaître que notre ministre des affaires étrangères, tout comme Max Petitpierre et ses successeurs pendant la guerre froide, souhaite donner une nouvelle direction à notre politique étrangère et que ses efforts ne visent pas à remettre en cause le concept flottant et polysémique de neutralité permanente auquel nous sommes si attachés, mais à lui donner un nouveau sens. Alors, au lieu de chercher à fixer définitivement la portée de cette notion, peut-être vaut-il mieux accepter de perpétuer l’indétermination fondamentale de notre idée de la neutralité pour garantir son potentiel d’adaptation. N’oublions pas que ce sont souvent les notions les moins déterminées qui dominèrent l’imaginaire politique des Etats européens. Ainsi, à partir du XVIIe siècle, le concept de raison d’État, développé par des penseurs politiques italiens, s’est imposé en France sous l’influence de Richelieu sans que celui-ci cherche à lui donner un fondement théorique précis, et au XIXe siècle, les Britanniques assurèrent leur hégémonie sur l’Europe et le monde grâce au concept insaisissable d’équilibre des forces. Par conséquent, peut-être que les hésitations des rédacteurs de la constitution de 1848 au moment d’inclure le concept de neutralité dans le texte fondamental de l’État fédéral naissant s’expliquent par ces mots de Paul Claudel : « L’écriture a ceci de mystérieux qu’elle parle », alors que seuls les gouvernements agissent.

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