Eloge de l’action: pour une Suisse dynamique

L’illusion du “monde d’après”

Tout homme est habité par un besoin de rupture et l’histoire est faite de dépassements perpétuels. Cette définition du progrès, basée sur la vision téléologique du devenir historique qui s’est déployée en Europe depuis les lumières françaises et allemandes, me paraît marquée par un idéalisme exacerbé, que plusieurs siècles de conflits et de déchirements n’ont fait que renforcer.

Bien avant Rousseau, Kant et Hegel, grands penseurs de la finalité de l’histoire, l’idée selon laquelle l’existence et la politique étaient marquées par le changement prospérait déjà en Europe. Ainsi, l’Ancien Régime, si souvent décrié pour son inertie, fut pourtant une époque de perpétuels recommencements, comme l’a montré Ernst Kantorowicz dans son ouvrage canonique intitulé Les deux corps du roi. En effet, la mort d’un souverain, le début d’un nouveau règne, la chaîne ininterrompue des monarques se succédant à la tête de l’Etat, constituèrent une promesse de changement et de stabilité suffisamment puissante pour garantir la pérennité de l’institution monarchique pendant plusieurs siècles. En annonçant le début d’une nouvelle ère, le trépas d’un souverain et l’arrivée de son successeur étaient souvent marqués par des moments de liesse populaire dont l’ampleur nous échappe aujourd’hui.

En brisant cette chaîne ancestrale, la Révolution permit l’émergence d’un nouveau type de rapport au devenir historique, marqué par le triomphe des idéologies sur le raison d’Etat. La notion de progrès, théorisée par les philosophes des lumières quelques décennies plus tôt, connut alors un essor extraordinaire, dont les effets sur notre conception du politique sont encore visibles aujourd’hui.

Les idéalistes allemands du XVIII siècle, menés par Emmanuel Kant et son idée d’une “histoire universelle au point de vue cosmopolitique” ont eu une influence si grande sur notre manière de penser le monde que la plupart des grands combats politiques de notre temps sont encore marqués par la vision holiste et volontariste de l’action publique défendue par les penseurs de l’Aufklärung il y a trois-cent ans.

Comme au temps du philosophe de Köningsberg, la plupart des idéologies qui structurent notre rapport au politique prônent l’avènement d’une société idéale, qu’elles contemplent comme un horizon indéfini, lointain, toujours fuyant. Ainsi, depuis quarante ans, les tenants d’une lutte écologiste radicale n’ont eu de cesse de proclamer la nécessité d’une rupture immédiate et violente avec le mode de vie et les traditions démocratiques que nous connaissons. De même, dès le début de la crise sanitaire, les partisans de la décroissance se réjouirent de ses conséquences sur la vie de nos sociétés, se prenant à rêver de l’avènement prochain d’un monde radicalement différent de celui que nous connaissons. Mais cette méconnaissance de la nature véritable des hommes et de la permanence de leurs passions profondes est dangereuse ; de tout temps elle a fait vivre les aspirations les plus extrêmes et les projets les plus fous.

A l’approche rationaliste et gallicane du politique défendue par les philosophes allemands et français, il semble donc nécessaire de substituer celle que portent de nombreux philosophes britanniques et dont le caractère organique et progressif paraît plus à même de répondre aux préoccupations de l’intégralité du corps social. Ainsi, comme Edmund Burke, grand théoricien du libéralisme anglais, il me semble nécessaire de libérer l’histoire du joug des idéologies, puisque elle est d’abord l’oeuvre des hommes qui la font, c’est à dire de nous tous.

 

 

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