« Les hommes sont si nécessairement fous qu’il serait être fou par un autre tour de folie que de ne pas être fou ». Ces quelques mots de Blaise Pascal, que j’ai lus avec délice ce matin m’ont rappelé l’article publié sur ce blog il y a six jours, dans lequel j’affirmais justement que Vladimir Poutine n’avait rien d’un fou. Quelle folie ! Aussitôt publié, mon article faisait l’objet d’une avalanche de commentaires hostiles, railleurs, méprisants, que leur radicalité assertorique m’empêchait de rendre publics. Certes, beaucoup, énormément en réalité, m’ont écrit pour féliciter ma lucidité, la modération de mon propos, ma volonté de nuance, et je leur en suis profondément reconnaissant. Mais en proposant une lecture légèrement différente de l’actualité, en osant affirmer que l’invasion de l’Ukraine par la Russie était prévisible en ce quelle était issue d’une planification méticuleuse et rationnelle, en ayant l’audace de dire que l’occident avait peut-être une part de responsabilité dans cette situation fâcheuse, je devenais en quelques heures un émissaire de Moscou.
Pourtant je crois avoir fait preuve de réalisme, je crois m’être conformé à la définition de la lucidité proposée par Emmanuel Levinas, qui la qualifiait dans la préface de Totalité et infini d’« ouverture de l’esprit sur le vrai» et qui rappelait qu’en temps de guerre «la politique s’oppose à la morale comme la philosophie à la naïveté ». Or nous voyons aujourd’hui à quel point il est facile de céder aux élans d’un moralisme exacerbé, fait d’« inconditionnels impératifs ». Quelques jours après la rédaction de cet article, tentant d’échapper à cette « moraline » tant décriée par Friedrich Nietzche, essayant au contraire de saisir les ressorts et les permanences de la politique de la Russie à l’égard des nations d’Europe centrale, je tombais sur quelques pages lumineuses de Diplomatie, le magistral essai de politique internationale écrit par Henry Kissinger.
L’auteur affirme que depuis le XVIIIe siècle – période où la puissance de la Russie s’est déployée avec une ampleur inégalée jusqu’à l’ère soviétique – la politique extérieure russe a toujours été marquée par une agressivité inquiète, provoquée par la peur constante de l’effondrement, de la déliquescence d’un empire au territoire trop vaste. D’ailleurs l’empire russe effrayait déjà l’Europe puisque « elle ne pouvait s’empêcher d’être troublée par les dimensions et la permanence de la Russie » et que les Britanniques considéraient avec effroi la politique d’influence active qu’elle menait dans les Balkans ainsi que les ambitions qu’elle semblait nourrir vis-à-vis de l’Egypte et de l’Inde. Cette politique d’agressivité défensive s’exprima avec force lors de la demi-douzaine de conflits armés auxquels elle pris part entre 1848 et 1914, notamment la guerre de Crimée de 1854 et les guerres balkaniques de la fin du XIXe siècle. A cette époque déjà, la Russie était prise par le désir contradictoire de jouer le rôle de puissance pacificatrice au sein du concert européen et d’assurer par la force le maintien d’une sphère d’influence protégeant ses frontières occidentales contre toute attaque. Ainsi nous aurions du comprendre depuis longtemps que le moteur des actions de la Russie a toujours été la peur d’être assiégée. D’ailleurs, ce sentiment paraît particulièrement justifié lorsque l’on prend conscience de la double nature de la Russie, à la fois européenne et asiatique, contrainte de maintenir l’intégrité de ses frontières tant à l’Est qu’à l’Ouest. En Asie, l’expansion de la Russie fut rapide et considérable aux XVIIIe et XIX siècles puisqu’elle se retrouva « seule en Extrême-Orient » et devint la première puissance européenne à traiter avec le Japon tout en développant une relation étroite avec la Chine, notamment caractérisée par la conclusion de “traités inégaux” aujourd’hui contestés par Pékin. Mais de tout temps la Russie a été écartelée par sa double identité culturelle, dont la dimension contradictoire s’est par exemple longtemps illustrée par une structure institutionnelle aux missions antagonistes et une politique étrangère ambivalente.
Pourtant l’idée d’une Russie expansionniste à l’excès, défendue par exemple par Sergueï Witte en 1909 lorsqu’il affirmait que « l’absorbtion de la Chine ne serait qu’une question de temps » ne semble pas refléter totalement la situation actuelle, en ceci que l’invasion de l’Ukraine est avant tout la réponse à la vaste expansion opérée par l’OTAN depuis la fin de la guerre froide, jugée agressive et injustifiée par la Russie. D’ailleurs, l’excellente Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française et grande spécialiste de la Russie, affirmait dans une intervention récente que pour Vladimir Poutine l’empire russe se serait « trop répandu » et qu’il faisait sienne la vision d’Alexandre III, unique Tsar à n’avoir pas présidé à l’agrandissement de ses territoires. Il est évident toutefois que M. Poutine rêve de redonner à la Russie sa superbe, qu’il entretient une profonde nostalgie vis-à-vis de l’ère soviétique et une sincère admiration pour les grandeurs de l’empire russe. Pourtant l’invasion de l’Ukraine ne me semble pas être le prélude d’une vaste entreprise expansionniste mais plutôt le fruit du ressentiment.
Ainsi, la lecture de Henry Kissinger, partisan comme certains autres grands diplomates d’une ouverture vers la Russie à la fin de la guerre froide, m’a-t-elle paru éclairante et salutaire dans la mesure où elle m’a conforté dans mes convictions tout en donnant à la situation qui se développe aujourd’hui la profondeur historique qu’elle mérite, me permettant de faire miens les mots de Paul Valéry lorsqu’il affirmait que « nous trouvons justes et bonnes les idées qui étaient en puissance dans notre esprit et que nous recevons d’autrui ».
