L’invasion de l’Ukraine était prévisible (et évitable)
Il est évident que la situation est dramatique pour le peuple ukrainien. Les images des explosions, mais aussi le nombre croissant de civils blessés ou morts suite à l’arrivée des soldats russes et enfin la vive détresse de la population ukrainienne ont de quoi émouvoir profondément les opinions publiques européennes. Pourtant, Vladimir Poutine n’est pas l’unique responsable de cette situation affligeante. Les occidentaux ont eu le temps de se préparer à une invasion de l’Ukraine par la Russie ; ils auraient dû considérer avec plus de sérieux les revendications de M. Poutine et sa profonde détermination à agir pour restaurer un ordre régional favorable aux intérêts de la Russie. Alors que la plupart des Etats européens, en particulier la France, jugeaient les alertes américaines avec une arrogante désinvolture, certains de pouvoir amadouer l’ours russe par l’étalage de leur vertu et de leur bonne volonté, il eût été plus sage de tenter de comprendre enfin quelle était l’essence véritable des demandes, des inquiétudes et des ambitions de la Russie, qui n’ont pas changé depuis vingt ans.
Non, Vladimir Poutine n’est pas fou. D’ailleurs, depuis le début de cette crise, toutes ses actions sont empreintes d’une stupéfiante rationalité et d’une impressionnante précision d’exécution. L’ancien agent du KGB a agi avec une prodigieuse transparence : il a présenté ses exigences en même temps qu’il ordonnait le déploiement toujours plus important de soldats et d’armement le long des frontières ukrainiennes. Son message était peut-être trop clair, trop évident dans sa brutalité, pour être pris au sérieux. Il ne faisait guère de doute que les demandes de la Russie seraient rejetées, parce qu’elles remettaient en cause la raison d’être de l’OTAN et le droit pour des peuples indépendants et souverains de choisir librement leur destin et d’intégrer pleinement le monde libéral et démocratique. Pourtant les demandes russes ne sont pas totalement illégitimes, elles témoignent d’une inquiétude profonde, d’un puissant sentiment d’humiliation auquel il aurait fallu répondre bien plus tôt. De toute évidence le Kremlin ne croit pas que les nations de l’OTAN aient l’intention de menacer l’intégrité territoriale de la Russie, mais c’est une vive amertume qui motive aujourd’hui les autorités russes. L’occident n’a pas accepté la main tendue par la Russie, et le maintien d’une alliance dirigée contre elle en est une preuve permanente et désagréable. Alors que l’Alliance Atlantique continuait insensiblement son expansion vers l’Est, sans raison puisque l’Empire soviétique était tombé, il aurait fallu comprendre que l’idée de zones d’influences (à laquelle les Américains se réfèrent toujours malgré sa prétendue désuétude) était le seul moyen pour la Russie de garder la tête haute. Mais c’est par une véritable intégration économique et politique, ou du moins par l’écoute attentive des aspirations et du ressentiment de Moscou que l’on aurait pu éviter l’arrivée des chars russes sur le sol ukrainien.
L’occident doit rompre avec l’ethnocentrisme
“Président Poutine, au nom de l’humanité …” En s’adressant ainsi à M. Poutine, le Secrétaire Général des Nations Unies a affiché une nouvelle fois la volonté partagée par de nombreux pays occidentaux d’établir un ordre international pacifié et unifié dans ses buts. Hélas cet idéal n’est pas partagé par l’ensemble de la communauté internationale. En s’érigeant en défenseurs ardents et exclusifs de la liberté, des droits de l’homme, d’un universalisme normatif et moralisateur, en promettant aux Etats voyous des sanctions toujours plus sévères, toujours aussi inefficaces, les Etats occidentaux tentent de satisfaire un besoin de moralité qui ne résout rien. Ce n’est pas en punissant M. Poutine, en cherchant désespérément à l’isoler des affaires du monde que l’on pourra réellement sortir de l’impasse. L’indignation véhémente manifestée par la plupart des capitales occidentales ne doit pas nous faire oublier que l’occident n’est plus le centre du monde. La Russie peut compter sur le soutien intéressé de la Chine, sur les liens étroits qu’elle a tissés avec nombre de nations africaines, sur son influence indéniable au Moyen-orient, sur son emprise sur le Caucase, et même sur ses bonnes relations avec certains Etats européens en dehors de sa zone d’influence immédiate. Malgré la gravité de la situation, la attaques inacceptables dont est victime la population civile et la violation éminemment condamnable du droit international par la Russie, nous devons accepter la dure réalité : l’ordre international libéral a ses limites. Il est temps de prendre conscience du fait que des modèles alternatifs existent et de la nécessité de maintenir le dialogue avec les nations qui s’en réclament, sous peine de risquer nous-mêmes l’isolement.
La Suisse doit rester neutre
Comme l’a dit Mme Calmy-Rey aujourd’hui, aucune sanction n’arrêtera le président russe. Pourtant certaines voix se font déjà entendre à gauche, réclamant des mesures punitives de grande ampleur à l’encontre de la Fédération de Russie. Face à la force du sentiment, nous devons pourtant garder la raison. Même si elle reprend dans les faits les sanctions européennes, la Suisse ne peut se permettre de sanctionner ouvertement la Russie si elle veut jouer un rôle dans le processus de pacification qui devra nécessairement prendre place lorsque la situation le permettra.
