Au-delà des apparences

Quand le rêve devient cauchemar

«Soyez prudent lorsque vous faites un vœu car il pourrait se réaliser».

Les gouvernements feraient bien de réfléchir sur la véracité de ce dicton alors qu’ils cherchent à résoudre la crise actuelle en Ukraine.

Dans un discours prononcé à Washington en juin 1954, Churchill déplorait que s’il avait été correctement soutenu en 1919, il aurait « étranglé le bolchevisme dans son berceau ». Cela ne s’est pas passé comme Churchill le souhaitait mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. Entre 1918 et 1920, les Alliés comprenant entre autres la France, les États-Unis, le Canada, l’Autriche, l’Italie, le Japon et une légion tchèque envoyèrent plusieurs corps expéditionnaires en Russie pour soutenir les forces blanches dans leur guerre contre les bolcheviks. Cela s’est avéré vain et après la victoire bolchevique, Lénine a proclamé l’Union soviétique en 1922.

Deux tares majeures

Malgré sa puissance, l’Union soviétique souffrait de deux tares majeures. La première était le fait d’un système totalitaire qui étouffait non seulement toute opposition mais aussi toute diversité d’opinion. L’innovation, la créativité ou même la pensée indépendante étaient mal vues au point de générer une société fondée sur la médiocrité, la conformité et l’asservissement.

Le second était l’inefficacité. Hormis la satisfaction des besoins de base les plus simples, le modèle économique soviétique était un exemple de sous-performance systématique à laquelle il n’existait aucun remède.

Prudence

Aussi brutal que fût le régime en matière de politique intérieure, sa politique étrangère était un modèle de prudence. Hormis des interventions en Hongrie ou en Tchécoslovaquie qu’elle considérait comme relevant de sa sphère d’intérêt et que l’Occident reconnaissait tacitement comme telles, ses deux seules incursions à l’étranger furent à Cuba et en Afghanistan. Les deux se sont soldées par un échec.

Le résultat final a été un équilibre mondial des pouvoirs basé sur un monde bipolaire avec d’un côté une Union soviétique massive, enclavée et sous-performant et de l’autre une Amérique ouvert et dynamique dont le bouclier nucléaire assurait la sécurité de ses allié européens.

Mise à l’écart par les deux superpuissances se tenait la Chine, qui se remettait à peine de la Révolution Culturelle et d’un modèle économique qui avait duré au-delà de la raison.

L’Amérique triomphe

L’effondrement de l’Union soviétique a vu les États-Unis émerger comme la seule superpuissance restante avec une hégémonie mondiale militairement incontestée, économiquement primordiale et culturellement omniprésente. Certes, il y avait des poches de résistance comme l’Afghanistan ou la suprématie militaire américaine ne s’est pas traduite par des résultats, mais celles-ci se sont finalement avérés sans conséquence. En termes d’impact mondial, 350 millions d’Américains régnaient en maîtres. Mais c’était une suprématie qui ne devait pas rester incontestée.

La Chine inquiète

L’effondrement de l’Union soviétique fut perçu comme une catastrophe par ses frères communistes chinois.

Pour anticiper un tel aboutissement les communistes chinois se virent obligés de revoir les fondements du système hérité de Mao. Ainsi, la chute de l’Union soviétique fut l’aiguillon qui a conduit les communistes chinois à se réinventer et à devenir une composante de l’économie mondiale.

Le résultat final a été que la combinaison de réformes internes avec un important apport économique extérieur est devenue la formule pour faire de la Chine une grande puissance.

Washington regarde ailleurs

Vu de Washington, c’est un développement qui n’a soulevé que peu de réserves. Pour l’industrie manufacturière, la délocalisation  en Chine entraînait des profits plus importants. Quant à la High Tech elle a trouvé en Chine un marché prometteur. Enfin, la composante de l’establishment de Washington qui ne s’était jamais réconciliée avec le fait d’avoir « perdu » la Chine voyait dans le développement économique du pays un processus susceptible de faire tomber le régime.

Le long terme, c’est trois mois.

Le fait que l’émergence d’une économie développée dans un pays d’environ 1,4 milliard d’habitants avec une civilisation multi millénaire aboutirait, sur le long terme, à poser un défi à l’hégémonie mondiale de Washington a été ignoré aux États-Unis, et  cela pour une bonne raison. De par sa structure même, le système américain est inconscient du long terme et est conçu pour ignorer toute évolution susceptible d’aller au-delà de la prochaine échéance électorale. S’attendre à ce qu’une administration américaine planifie pour les cinquante prochaines années ou plus, c’est demander l’impossible. Ainsi, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, les États-Unis n’avaient ni l’orientation intellectuel ni les structures institutionnelles nécessaires pour faire face à un nouvel environnement complexe qui avait émergé à l’improviste.

Alors que la Russie était littéralement à genoux et que la Chine commençait à devenir une composante de l’économie mondiale, le défi pour les États-Unis était comment gérer sa nouvelle position de numéro un mondial.

Sept administrations américaines

À partir des années 1990, il a été laissé à sept administrations américaines successives, chacune avec son programme, son état d’esprit, ses visions et ses croyances, opérant dans un nouvel environnement sans ennemi clairement identifié et avec peu de repères, de faire en sorte que l’hégémonie mondiale de Washington perdure dans un monde post- soviétique.

Avec l’Europe politiquement absente et militairement déficiente, traiter avec la Russie était devenu un monopole américain qui n’incluait guère plus qu’une expansion vers l’est de l’OTAN ; et en Asie, tolérer une délocalisation lente mais généralisée vers la Chine d’une grande partie de la capacité de production américaine ne posait pas d’interrogation.

Un rêve devenu cauchemar ?

L’effondrement de l’Union Soviétique a été, pour Washington, un rêve devenu réalité. Trente ans après l’événement, il laisse une Russie affaiblie pour ne pas dire malade et incontrôlable, une Chine en pleine expansion, une crise énergétique, le spectre d’une pénurie alimentaire mondiale, un tiers-monde qui commence à contester l’hégémonie américaine, une Europe qui peine à trouver ses marques, une guerre en Ukraine et  un Afghanistan sous la férule des Talibans.

Pour Washington, gérer la réalité issue du rêve prend, de plus en plus, des allures de cauchemar.

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