Des changements durables

“Bella ciao”, mythe de la résistance ou soupe pop ?

La reprise par l’artiste et idole des jeunes Maître Gims du chant des résistants italiens “Bella ciao”, transformé en une soupe romantique insipide, a fait couler beaucoup d’encre et de salive ces dernières semaines. On a pu lire et entendre un peu tout et n’importe quoi sur le sujet, et il me semble ainsi intéressant de contextualiser ce chant dans l’histoire italienne et d’en ébaucher la signification passée et actuelle.

“Bella ciao” est le chant par excellence de la résistance italienne, du rachat d’une génération humiliée par la lâcheté de ses dirigeants et l’ignominie d’un régime politique qui avait amené l’Italie au bord du gouffre.

Elle naît au lendemain du 8 septembre 1943, date clef de l’histoire d’Italie. Ce jour là en effet, le Maréchal Badoglio, chef du gouvernement italien depuis la destitution de Mussolini par le Conseil national du fascisme à la fin juillet de la même année, signe l’armistice avec les troupes anglo-américaines. Les armées allemandes pénètrent immédiatement en Italie, pays qu’elles occupent afin de bloquer l’avancée des alliés, déjà présents en Sicile et via des têtes de pont en Calabre et dans les Pouilles. Les troupes italiennes, officiers comme soldats, ne sont pour la plupart pas au courant de la situation, et ne comprennent pas au départ pourquoi leurs alliés de hier les attaquent soudainement. Plusieurs centaines d’entre eux périssent ainsi dans des tentatives désorganisées de défense, alors que des dizaines de milliers d’autres se lancent dans un aventureux périple pour rejoindre leurs foyers, jetant leurs uniformes, quémandant des habits civils et voyageant de nuit pour éviter d’être arrêtés et déportés par les allemands. Ces journées de déroute et d’incrédulité ont été décrites de manière magistrale par l’écrivain piémontais Giuseppe Fenoglio dans le roman “le printemps du guerrier“.

De retour chez eux trois choix se présentent pour ces jeunes gens : se cacher jusqu’à la fin de la guerre, répondre à l’appel de la République fantoche de Salò et intégrer les troupes de ce régime  d’opérette, ou prendre la maquis pour combattre les envahisseurs nazis comme les oppresseurs fascistes.

Ils sont très nombreux à se réfugier sur les collines ou montagnes du Nord et du Centre de l’Italie ( le Sud étant déjà libéré et occupé par les forces anglo-américaines) et à y mener une résistance armée.

C’est là que nait “Bella ciao“, sur la mélodie d’une vieille comptine pour enfants : “La me nona l’è vecchiarella” et avec des paroles qui reprennent pour partie celles de “Fior di tomba”, une vielle chanson populaire piémontaise.

Elles nous racontent l’histoire d’un jeune qui part pour libérer son pays de l’envahisseur étranger, et qui demande à sa bien aimée de fleurir sa tombe. La structure n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle du “chant des partisans” français, avec un constat de départ : le pays que j’aime est occupé par des ennemis , et un appel à combattre pour le libérer, au sacrifice de sa vie s’il le faut.

Il semble que “Bella ciao” n’ait pas été fortement répandu parmi les partisans italiens pendant la guerre, mais dès la fin des années 1940 la chanson prend véritablement ses lettres de noblesse, et devient l’hymne officiel de la résistance.

Une résistance qui occupe un rôle essentiel dans l’Italie d’après-guerre, la grande majorité des  leaders politiques des années 50 et 60 ayant appartenu à ses rangs. Il s’agit par ailleurs dans l’historiographie de ces années comme dans le discours officiel des autorités ou encore dans l’enseignement public, de mythifier ce qui est considéré comme le “rachat moral” de l’Italie après les vingt ans de régime fasciste et la débâcle de la Deuxième guerre mondiale. Sandro Pertini, Président de la République de 1978 à 1985, est ainsi par exemple surnommé le “Président partisan”, au point que même Toto Cotugno en parle dans son tube planétaire “Sono un italiano vero” (Buongiorno Italia con due spaghetti al dente, e un partigiano come presidente…).

Aujourd’hui encore, on ne plaisante pas en Italie avec la mémoire de la Résistance, même si c’est désormais presque exclusivement la gauche qui s’en veut la garante et l’héritière. L’Association Nationale des Partisans (ANPI) reste puissante, et joue un rôle politique non négligeable, cela même si un discours néo-fasciste décomplexé, parlant des partisans comme de “bandits” et “traitres” est de plus en plus audible, quoi que toujours très minoritaire.

Dans ce contexte, “Bella ciao” est devenue la chanson d’une gauche combattive, et résonne année après année aux traditionnels concerts du 1er mai à Rome, grand rassemblement des syndicats et partis de gauche du pays. C’est généralement la  reprise du groupe “Modena City Ramblers” qui y résonne.

Car on n’a pas attendu Maître Gims  ou la série espagnole “La casa de papel” pour revisiter ce grand mythe musical. Outre la version des Modena, on peut citer par exemple la jolie reprise du groupe toulousain “Zebda”.  Comme tout mythe, ce grand chant mérite d’être revu et approprié par les générations actuelles et futures. Il doit cependant être compris et contextualisé dans ce qu’il a représenté et représente encore pour toutes celles et ceux qui en ont fait un appel à la résistance à la lutte.

Alors un rythme plus enjoué et une revisite musicale OUI, parler de ” Tube du moment” comme l’a fait TF1 sur son site internet ou le transformer en une fade chanson d’amour, NON !

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