Une lecture verte de l'actualité politique

Les écolos ont-ils le droit de manger de la viande en public ?

Si vous avez lu ou écouté les médias, ou fréquenté les réseaux sociaux ces derniers jours, vous n’avez pas pu échapper à la polémique : les Verts genevois ont fait voter leur assemblée, pour décider si leurs futurs élues et élus cantonaux pourraient, oui ou non, manger de la viande lors des repas officiels.

Une polémique qui nous détourne des véritables problèmes

Les malheureux ont tendu le bâton pour se faire battre. Le débat à l’interne a été serré et, à l’externe, les réactions scandalisées ont fusé. « Voilà de l’écologie punitive, quelle insupportable atteinte aux libertés individuelles, ce n’est qu’un début, attendez-vous à ce que les écolos s’en prennent aussi à vous » ont crié les plus libéraux. « Quelle hypocrisie, les élues et élus verts genevois devront peut-être se priver de viande lorsqu’ils seront en fonction, mais ils pourront continuer à manger tout ce qu’ils veulent en privé » ont critiqué les autres.

De telles polémiques ont le défaut de nous faire passer à côté du vrai débat. Car notre surconsommation de viande est sujet sérieux, dont il faut parler sans tabou. La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si les futurs élues ou élus verts genevois devraient ou ne devraient pas manger de la viande lors des repas officiels. La véritable question est de savoir comment nous allons réduire l’impact considérable de notre alimentation sur l’environnement et sur le climat, car c’est un enjeu collectif majeur, et comment chacune et chacun d’entre nous peut y contribuer.

Consommation de viande et climat : quatre bonnes nouvelles

En 2019, le GIEC publiait un rapport intitulé « Climate Change and Land », montrant que nous ne parviendrons pas à atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sans réduire nos émissions dans le domaine de l’alimentation. Or la moitié de son impact est lié à notre consommation de viande. Celle-ci doit impérativement être réduite, en particulier dans les pays développés. Selon Edouard Davin, l’un des principaux auteurs de ce rapport, la quantité moyenne de viande que nous devrions consommer pour être en ligne avec l’objectif de 1,5 degré est de 15 kg par personne et par année. En Suisse, on en est loin. La moyenne de viande consommée dans notre pays s’est stabilisée autour des 50 kg par personne et par année.

La recommandation du GIEC signifie malgré tout plusieurs bonnes nouvelles. La première est que tout le monde n’a pas besoin de devenir végétarien ou végane pour respecter notre environnement et notre climat. On ne nous demande pas de révolutionner notre régime alimentaire, mais seulement de l’adapter, ce qui n’est pas si difficile. Deuxième bonne nouvelle : cela permettrait de maintenir en Suisse une production de viande plus restreinte et respectueuse de la nature, accessible pour toutes et tous puisque la consommation serait moindre, et rémunératrice pour nos agriculteurs, car il s’agirait d’une production de qualité. C’est important pour notre pays, car nous disposons de vastes pâturages qui, à partir d’une certaine altitude, se prêtent mal à d’autres types de production que l’élevage. Ces pâturages permettent, outre la production de viande, celle de laitages, très appréciés dans notre pays, et font partie de nos paysages.

Troisième bonne nouvelle : en réduisant la consommation et la production de viande, on contribue à résoudre, outre les enjeux climatiques, ceux de la surfertilisation des sols et des eaux, mais aussi les problèmes d’impact de l’élevage en matière d’aménagement du territoire (construction de grandes halles, en particulier pour les cochons et les poulets), ainsi que de bien-être animal. La surconsommation actuelle mène en effet à un élevage de type industriel, y compris en Suisse. Dans notre pays, 50 % des porcs ne voient jamais le soleil, ni ne sentent la terre ou l’herbe sous leurs pattes. Les cochons peuvent ne disposer que de 1 mètre carré par animal, et l’exploitant peut détenir jusqu’à 1’500 animaux. 90 % des poulets que nous mangeons ou dont nous mangeons les œufs vivent dans des grandes halles et ne voient jamais le soleil, ni ne trottent jamais dans les vergers qui figurent sur certaines étiquettes. Un exploitant peut détenir jusqu’à 27’000 poulets à viande et 18’000 poules pondeuses. En consommant moins de viande, nous pourrions offrir aux animaux que nous mangeons de meilleures conditions de vie.

Il y a enfin une quatrième bonne nouvelle. Les recommandations du GIEC vont dans le même sens que celles de la Société suisse de nutrition, qui préconise, pour des raisons de santé publique, de limiter la consommation de viande à une petite portion (environ 100 grammes) deux à trois fois par semaine. Respecter le climat n’exige donc pas un régime qui mettrait notre santé en danger : c’est le contraire qui est vrai.

Renforcer la sécurité alimentaire de notre pays

La surconsommation de viande ne pose pas seulement des problèmes environnementaux et de santé publique. Elle génère aussi l’utilisation de grandes surfaces de terres agricoles et, dans un pays comme le nôtre où les terres sont rares, nous rend plus dépendants des importations. En Suisse, notre consommation de viande dépasse de loin ce que nous pouvons produire sur place, même si plus de 80 % de la viande que nous mangeons est issue d’animaux élevés dans nos frontières. Nous utilisons déjà la moitié de nos terres arables pour les nourrir, ce qui réduit notre sécurité alimentaire. Ces terres pourraient en effet fournir bien plus de nourriture si elles étaient utilisées, au moins en partie, pour produire des aliments végétaux, dont des protéines végétales, nourrissant directement les êtres humains. On peut en effet produire cinq portions de nourriture végétale sur la surface nécessaire à la production d’une seule portion d’escalope de porc, selon Bio Suisse. Les grandes surfaces de terres utilisées pour produire de la viande dans notre pays nous mènent à devoir importer plus d’aliments pour nous nourrir.

Mais ce n’est pas tout. Même en utilisant une si grande partie de nos terres arables, nous ne parvenons pas à nourrir tous les animaux de rente que nous consommons, en particulier les poulets et les porcs. La moitié des aliments concentrés utilisés pour les nourrir doit donc être importée, ce qui réduit encore une fois notre sécurité alimentaire. C’est le Conseil fédéral qui l’affirme : pour renforcer notre taux d’auto-approvisionement et notre résilience face aux crises alimentaires, l’un des moyens les plus efficaces est de réduire notre consommation de viande.

La responsabilité individuelle de toutes et tous est engagée

Une fois le problème constaté, l’étape suivante est de se demander ce que nous pouvons faire pour le résoudre. Comment réduire la quantité de viande que nous consommons et profiter des nombreux avantages que cela génèrerait sur le climat, l’environnement, le bien-être animal, la santé publique et la sécurité alimentaire ? On peut bien sûr agir au niveau de la production. Il serait possible de mieux soutenir la production végétale et de prévoir un accompagnement ciblé pour les agriculteurs qui souhaitent passer de l’élevage à ce type de production. Cependant, si les consommateurs persistent à vouloir manger 50 kg de viande par année, nous ne serons pas plus avancés, car plutôt que d’importer de la nourriture pour les animaux que nous élevons en Suisse, nous importerons de la viande d’animaux élevés et abattus à l’étranger. La situation pour le climat n’en sera pas améliorée.

Il faut dès lors agir aussi sur la consommation et c’est là que les choses se compliquent. Notre régime alimentaire fait partie de notre culture et s’enracine dans des traditions familiales auxquelles nous sommes souvent attachés. Il relève de notre intimité. Dans un tel contexte, il est très difficile et souvent peu souhaitable d’appliquer des mesures contraignantes. On a parlé parfois de taxer la viande pour en augmenter le prix mais, outre le fait qu’une telle mesure n’obtiendrait probablement pas de majorité, ni au parlement, ni devant le peuple, je ne pense pas que ce serait une mesure adaptée. En effet, les alternatives végétales à la viande ne sont pour la plupart d’entre elles pas plus chères que la viande, au contraire.

Je vois plutôt une marge de manœuvre dans la limitation des actions qui permettent de casser les prix de manière excessive, et surtout de l’importation de viande à bas prix et de mauvaise qualité. Dans cette perspective, il me semblerait judicieux d’adopter des prescriptions minimales exigeantes, écologiques et en matière de bien-être animal, pour la viande locale comme pour la viande importée. Cela augmenterait un peu les prix, mais surtout la qualité des produits, dans la perspective du « consommer moins, mais mieux, à savoir local et de qualité ». Une taxe sur la totalité des produits carnés passerait à côté de cette dimension qualitative. Enfin, on peut certainement agir par des « nudges », en cessant de subventionner la publicité pour la viande et en redirigeant ces moyens vers la publicité pour la production végétale, et en veillant à ce qu’une offre attractive et abordable de produits non carnés soit disponible partout, en particulier dans les lieux où les collectivités publiques sont impliquées.

Dans tous les cas, les mesures à disposition du législateur dans un tel domaine sont limitées. Dès lors, sans une prise de responsabilité au niveau individuel, il sera difficile d’évoluer dans le bon sens. Cette responsabilité individuelle est le pendant indissociable de la liberté de chacune et de chacun, liberté que les plus libéraux d’entre nous aiment tant évoquer. Il revient ainsi à chacune et à chacun de réfléchir à sa propre consommation de viande, et de chercher volontairement à la réduire. La nouvelle génération s’y est d’ailleurs déjà mise et ne semble pas en faire un si grand problème. Évidemment, il est plus facile de se moquer des Verts genevois que de mener une réflexion de fond sur les impacts de la surconsommation de viande, et de se demander ce que cet enjeu signifie pour nous, au niveau de nos choix tant collectifs que personnels. Pourtant, nous avons toutes et tous une responsabilité en matière d’impact environnemental, quel que soit notre positionnement politique, et que nous soyons élus ou pas.

Cohérence et exemplarité : un devoir spécifique des élues et des élus

La responsabilité des élues et des élus, qu’ils soient verts ou pas, comporte toutefois des spécificités supplémentaires par rapport à celle du reste de la population. Les élues et les élus son évidement responsables de l’impact de leur comportement sur l’environnement, comme n’importe qui d’autre. Mais ils portent aussi sur leurs épaules une responsabilité supplémentaire, car ils disposent d’une plus grande marge de manœuvre. Les élues et les élus ont ainsi la capacité, par le biais de leurs décisions politiques, de faciliter la tâche de leurs concitoyennes et concitoyens dans la réduction de leur propre impact environnemental. Enfin, les élues et les élus sont des personnes publiques, qui tiennent un discours normatif sur la société. Dans un tel contexte, ils ont un double devoir de cohérence et d’exemplarité. Celui-ci s’applique – c’est mon avis personnel – tant à leur vie publique qu’à leur vie privée. Ce n’est pas un devoir de perfection, mais c’est clairement une responsabilité supplémentaire, à laquelle les élues et les élus sont souvent rappelés par les médias et par le public.

Il est ainsi amusant de confronter les réactions outrées qui ont suivi le voyage en avion d’une élue cantonale verte, dans le cadre de ses vacances privées, avec les cris d’orfraies qui accompagnent aujourd’hui le débat mené par les Verts genevois sur la consommation de viande de leurs élues et élus lors de repas officiels. Lorsque des écologistes se comportent comme la majorité de la population (combien sommes-nous à ne plus du tout prendre l’avion ?), ils se font clouer au pilori. Mais quand d’autres écologistes tentent d’instaurer des règles de cohérence et d’éthique dans leurs propres rangs, ils se font traiter d’intégristes. Nous ne sommes pas au bout de nos contradictions…

De mon point de vue, on peut certainement questionner la forme, à savoir la manière dont les Verts genevois s’y sont pris, en soumettant en assemblée une obligation sur la vie publique de leurs élues et élus. C’est un sujet qui aurait aussi pu être abordé, avec les candidates et les candidats, de manière plus large, dans le cadre d’une discussion préalable sur ce que cela signifie d’être élu. Mais, franchement, sur le fond, qu’on ne vienne pas reprocher aux Verts genevois d’avoir cherché à thématiser les exigences de cohérence et d’exemplarité des écologistes, face à un enjeu aussi important en matière climatique, que l’on peut résoudre sans grande révolution et avec de nombreux bénéfices, et qui se joue aujourd’hui principalement au niveau de la responsabilité individuelle. Ce sujet mérite mieux qu’une polémique: un débat de fond, orienté sur les solutions.

Quitter la version mobile