Le sens et l’esprit de la liberté

Un souffle de créativité et d’inventivité, une vie intellectuelle dynamique et un indicible esprit de liberté ont été, dans le Paris des années 1960, une puissante force d’attraction pour toute une jeunesse des quatre coins du monde.

Cette période charnière, traversée par des manifestations et des mouvements sociaux, allait transformer la société française, façonner les bases d’une société moderne et devenir porteuse d’espoir pour toute une génération : une génération animée par des idéaux universels et engagée dans des combats, qui ne seront pas uniquement centrés sur la France.

C’est ainsi qu’un simple étudiant étranger, comme mon père, pouvait demander à Jean-Paul Sartre[1] son soutien dans la dénonciation et la condamnation de la répression brutale qui s’abattait sur celles et ceux qui bravaient la dictature en Iran et qui croupissaient en prison.

Quelques années plus tard, étudiante en droit à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, j’allais, moi aussi, vivre pleinement cet esprit de liberté et être happée par cette force intellectuelle qui dominait l’espace public.

Cette sollicitation à davantage d’intelligence, cet encouragement à un esprit libre étaient pleinement perceptibles dans les enseignements, notamment ceux d’Olivier Duhamel et d’Evelyne Pisier.

Olivier Duhamel était, avec Jean Gicquel, l’un des deux professeurs chargés d’enseigner le droit constitutionnel aux étudiants de première année. Deux cours très dissemblables dans la forme mais tous deux exceptionnels et passionnants, donnés dans un amphithéâtre de Tolbiac toujours bondé.

Evelyne Pisier donnait son cours en histoire des idées politiques dans l’un des plus beaux amphithéâtres de la Sorbonne. Brillantissime, magistrale, elle contribuait à susciter notre curiosité intellectuelle, développer notre sens critique, nos capacités de réflexion et d’analyse et à façonner notre manière de penser. Son regard était parfois absent, les traits du visage extrêmement marqués et nous pouvions deviner son mal-être. Mais nous n’aurions jamais pu imaginer le drame intime qui se tramait et que j’allais découvrir il y a quelques semaines dans la presse, en lisant les premiers articles sur ce qui allait devenir l’affaire Duhamel.

Le crime de l’inceste révélé par Camille Kouchner dans son livre « La familia grande » a provoqué une déflagration fulminante dans le milieu intellectuel français et au-delà, laissant espérer la fin d’un tabou et une prise de conscience générale, dans une société où une personne sur dix dit avoir subi l’inceste.

Ce récit est à la fois courageux et salutaire. Pour la suite des débats et commentaires qui continuent à alimenter la presse, il me parait essentiel de rappeler et préciser quelques points :

  1. Le sentiment d’impunité

Cette tragique affaire nous rappelle combien peut être dangereuse la convergence des pouvoirs, l’entre-soi, l’opacité des décisions combinés à une emprise sur un entourage qui se tait par peur, par compromission ou par lâcheté. Cette domination entretient un sentiment de puissance, d’impunité, altérant toute conscience et entrainant très souvent une déconnection du réel.

  1. L’esprit de liberté

La liberté est une valeur inestimable, on le ressent d’autant plus fortement aujourd’hui où nos libertés sont mises entre parenthèse. Cette soif de liberté et le contexte des années 60 sont souvent mis en avant pour décrire la personnalité d’Evelyne Piser et justifier/ expliquer le comportement d’Olivier Duhamel. Mais comment peut-on associer l’essence et le sens de la liberté, à une violence physique et psychique d’un adulte sur un enfant, qui l’atteint dans sa chair et dans sa dignité ?

  1. L’instrumentalisation de ce crime qui a pu être faite par certains médias est intolérable. La condamnation lapidaire de toute une génération par des raccourcis, des insinuations, des généralités tels que «Cette bande d’écrivains, de philosophes, de juristes, de cinéastes, de professeurs d’université », ou « l’élite de la gauche intellectuelle et bourgeoise,….». créent des confusions inacceptables.

Ce dénigrement est dangereux car en généralisant, en réduisant toute une génération, tout un mouvement d’émancipation, à des comportements déviants, à une morale douteuse ou pervertie, alimente un discours qui tue les utopies, les rêves, tout ce qui nourrit nos imaginaires et notre créativité, tout ce qui nous fait espérer et aller de l’avant.

Dans le contexte actuel, ce discours contribue à saper nos velléités d’engagement et à nous enfermer dans une apathie et une désillusion.

Cette usurpation n’est pas inhabituelle. J’ai pu en être témoin et la vivre avec la dénaturation de la Révolution iranienne de 1978 portée par l’entier d’une population, en quête de dignité et déterminée à reprendre en main son destin. Une Révolution qui sera confisquée, déviée de ses idéaux par une minorité, qui aura permis à ses opposants de la vouer aux gémonies et de l’étouffer d’un voile opaque afin que l’on oublie l’ambition de liberté et d’indépendance qui l’avait animée.

[1] Jean-Paul Sartre deviendra le président du Comité de défense des prisonniers politiques iraniens dont étaient membres d’autres intellectuels tels que Simone de Beauvoir, Michel Foucault, Laurent Schwartz, Claude Bourdet, Claire Etcherelli, Claude Mauriac, Louis Aragon, Elsa Triolet, Marguerite Duras, Robert Enrico, Jean Genet, Vladimir Jankélévitch, Yves Montand, Rezvani, Michel Rocard, Maxime Rodinson, Claude Roy, Simone Signoret,….

 

 

 

Zahra Banisadr

Diplômée en droit et en relations internationales de Paris I Panthéon-Sorbonne, Zahra Banisadr est spécialiste en migration et en relations interculturelles au service de la cohésion multiculturelle du canton de Neuchâtel. Elle est aussi l'initiatrice et la coordinatrice de projets culturels et éducatifs. Elle tient ce blog à titre privé.