Sur la ligne de crête entre le droit et le populisme

La politique, notamment au niveau fédéral, n’est pas qu’affaire de lois claires et nettes, de réglementations pointues, d’ordonnances pointilleuses. Elle peut aussi laisser de béantes zones grises que même de multiples arbitrages populaires ne parviennent pas à effacer.

Telle est la description saisissante de rigueur et de précision de l’ouvrage « Démocratie populaire contre droit international » publié l’automne dernier par Denis Masmejan à la collection « Le savoir suisse » des Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR). L’auteur, journaliste au bénéfice d’une longue expérience du droit, expose de manière brillante comment le syndrome de non-décision des Chambres fédérales a abouti à la situation ubuesque où nous nous trouvons aujourd’hui, à savoir qu’une seule initiative populaire, dite « le droit suisse au lieu de juges étrangers », risque d’abattre en un seul vote l’édifice des relations bilatérales patiemment construites entre la Suisse et Bruxelles.

Tout commence par une ambiguïté : qui détient la souveraineté suprême : le peuple ou le droit international ? Faute d’avoir voulu apporter plus qu’une réponse minimale, le monde politique a ouvert la porte aux populismes. Pendant des années – et même des décennies, si l’on compte un premier épisode sans lendemain survenu pendant les années 1950 – les Chambres fédérales se sont gardées de se prononcer. Certes, la Constitution fédérale de 1999 stipule que les actes interdits par le droit international impératif, notamment la torture et la peine de mort, ne peut pas être contredit par l’ordre juridique suisse. Mais pour tout le reste, silence.

Ce flou a entraîné la prise de plusieurs décisions contradictoires durant les vingt dernières années au cours desquelles le Souverain a dû se prononcer. Sans qu’aucune instance ne cherche sérieusement à apporter son arbitrage. Pourquoi ? Question d’équilibres politiques. L’UDC favorisant fermement la suprématie du vote, la gauche soutenant le contraire, et les partis du centre-droit se montrant hésitants.

Le vent est-il en train de tourner ? C’est ce que suggère le livre de Denis Masmejan. Au vu des risques très concrets que font encourir pour la Suisse et sa prospérité la possibilité d’un oui à l’initiative sur les « juges étrangers », une amorce de mobilisation semble parcourir les rangs du PLR et du PDC. Mais il en faudra naturellement bien davantage pour qu’une clarification survienne, si seulement elle reste à l’ordre du jour en cas de rejet du texte de l’UDC.

La Suisse, champ de bataille des cryptomonnaies

C’est un combat qui se se perçoit pas au premier coup d’oeil, et c’est sans doute pour cela qu’il n’a guère retenu l’attention jusqu’ici. Un combat aux enjeux potentiellement énormes, d’une très grande importance stratégique pour la suisse. Mais aussi un combat qui dépasse de très loin les frontières nationales.

A ma gauche, le bitcoin, le ripple, l’ether et la myriade d’autres cryptomonnaies, qu’elles soient simple agents de paiement ou qu’elles se présentent sous l’une des deux formes de jeton (token) résultant des mises en bourse de jeunes entreprises actives dans les technologies innovantes, particulièrement la chaîne de blocs (blockchain).

Que cela plaise ou non, les activités issues de ces noms bizarres sont en train de fleurir à toute vitesse, notamment en Suisse. A tel point que notre pays s’est hissé en deuxième place mondiale, juste derrière les Etats-Unis, comme lieu où ces entreprises lèvent avec succès des capitaux (ICO) en monnaies bien réelles (francs, euros, dollars, etc.) contre des jetons dont la valeur repose sur les hypothétiques succès de leurs plans d’affaires. Et que cette explosion, qui n’a que quelques mois, va prendre très rapidement de l’ampleur, vu que les jeunes entreprises se bousculent pour demander à leur tour à la Finma (qui favorise ce mouvement grâce à sa politique libérale en la matière) l’autorisation de procéder à de telles levées de capitaux.

A ma droite, les gendarmes financiers internationaux (comme la BRI), les banques centrales, certaines grandes banques d’affaires comme JP Morgan et une bonne part de l’establishment financier, qui dénonce dans les ICO un grand nombre de fraudes (bien réelles), qui voit dans les cryptomonnaies un agent de spéculation effrénée (elles n’ont pas tort) et cherchent à en décourager l’usage quant elles ne visent pas tout simplement à l’interdire (comme la Corée du Sud vient de le faire).

Ce combat, de portée mondiale, trouve ses tenants et aboutissants… en Suisse. D’une part au vu de l’importance soudaine de la place financière helvétique dans ce Far West de la finance. D’autre part, au vu de la localisation géographique des grands gendarmes internationaux à Bâle.

On peut penser ce que l’on veut des cryptomonnaies, de leurs variations de cours absolument dingues, des risques énormes qu’elles font courir aux investisseurs et aux spéculateurs… finalement, à chacun de savoir ce qu’il fait en connaissance de cause. Mais il y a un public très bien informé pour intervenir sur ce marché. Et un jour, ce Far West va se policer grâce à une meilleure compréhension de ses mécanismes et de ses règles, les comportements seront mieux encadrés. Et ce jour-là, la place financière qui aura réussi à le capturer aura gagné une solide longueur d’avance sur ses concurrentes. Pour la Suisse, il y a une vraie carte à jouer.

No Billag, Monnaie Pleine, deux votes sur des problèmes de riches

Ce sont deux sujets de votations dont la Suisse aura à traiter, deux sujets apparemment sans lien l’un avec l’autre mais reliés par une conséquence: que l’un ou l’autre sujet soit accepté, et l’activité qu’ils visent en sera profondément bouleversée, avec des conséquences incalculables sur le pays, sa cohésion, sa prospérité. Il n’y a que dans un pays où tout semble aller pour le mieux que le débat public ose se porter sur ce genre de question qui tue.

La première question qui sera posée le 4 mars prochain est No Billag, l’initiative qui entend interdire à la Confédération d’interdire tout subventionnement à un média électronique quelconque. Signifiant la mort du modèle de financement du service public par le système de la redevance, elle annonce la fin de la SSR telle que nous la connaissons, avec d’immenses conséquences sur la diversité de l’information, son indépendance face aux groupes d’intérêt, et la diversité de l’offre dans toutes les régions du pays. Ses partisans soutiennent qu’un modèle alternatif pourra être mis en place durant le délai de quelques mois accordé par l’initiative, mais ne s’étendent pas sur les modalité. Ce qui est pour le moins léger dans un pays où l’on apprécie tout particulièrement préparer les changements dans leurs moindres détails!

La seconde est l’initiative Monnaie Pleine, qui vise à conférer à la Banque nationale le monopole du crédit en plus de celui de l’émission de monnaie. Le secteur bancaire privé se verrait ainsi privé de sa capacité à octroyer des prêts sur la base de l’épargne qu’il a collectée, et se verrait ainsi privé du profit qu’il retire de sa participation à la création de monnaie. L’idée de base des initiants est d’empêcher le secteur financier privé de répéter les excès qui ont conduit aux crises financières passées (1989 en Suisse, 2008 à l’échelle mondiale). Le problème de cette proposition, c’est qu’elle tue le secteur bancaire, en particulier celui qui accorde les prêts hypothécaires et aux entreprises mais ne touche pas vraiment les banques qui structurent des opérations de financement telles que les émissions de titres. Donc, elle se trompe de cible.

Le génie de la démocratie directe, c’est la capacité conférée à chaque citoyen de pouvoir remettre en cause en tout temps les fondements mêmes de son existence. Mais ce pouvoir ne peut s’exercer efficacement qu’avec responsabilité. Or, tant No Billag que Monnaie Pleine ne vont pas jusqu’au bout de leur démarche. Leurs questions sont fondamentales, mais leurs réponses totalement évanescentes. Accepter ces deux textes sans réfléchir à leurs conséquences à long terme, c’est prendre le risque, immense, de détruire les bases de la prospérité suisse.

Les visages masqués de la dette

Devenue ennemi public numéro un de l’économie mondiale depuis la crise de 2008, la dette ne s’est jamais aussi bien portée: plus de 152’000 milliards de dollars selon le FMI, le double du PIB mondial! Alors que les gendarmes financiers consacrent des efforts gigantesques pour la traquer, l’identifier et juger le risque, elle apparaît au détour d’enquêtes multiples et variées sous des aspects parfois inattendus.

C’est ainsi que la Banque des Règlements Internationaux a levé un lièvre en un lieu inattendu, les marchés des changes. dans un article paru sur son site (www.bis.org) à la mi-septembre, la “banque centrale des banques centrales” s’alarme de l’existence d’engagements de 10’700 milliards de dollars pris par les banques commerciales sans que ce montant, qui équivaut à la moitié du PIB des Etats-Unis ou trois fois celui de l’Allemagne, n’apparaisse sur les bilans.

Le procédé est simple dans sa complexité: lorsqu’elles s’échangent des devises, les banques commerciales font un usage intense de produits dérivés aux noms plus ou moins exotiques et/ou barbares (swaps, forwards, etc.) leur permettant de différer les paiements, ou les risques, ou les deux, contre des avantages immédiats ou, plus simplement, pour mitiger le risque. En faisant cela, elles contractent des engagements vis-à-vis de tiers qui n’apparaissent, comme le souligne l’institution bâloise, “que dans les notes de bas de page”.

Un autre lièvre est apparu fin août à l’occasion d’une procédure judiciaire lancée aux Etats-Unis contre UBS, Credit Suisse et quelques autres banques d’affaires internationales par des investisseurs institutionnels américains: celui des titres financiers (généralement des actions) empruntées par ces mêmes institutionnels afin de les vendre à découvert, pour les racheter par la suite en réalisant un bénéfice sur la différence de valeurs entre le moment de la vente et celui du rachat. Ces opérations représentent un pactole moyen de 1710 milliards de dollars, un montant alors totalement masqué aux yeux du public (on espère que les régulateurs le connaissaient) jusqu’alors.

Les chiffres les plus effrayants sont peut-être ceux que l’on ne veut pas voir même s’ils nous sautent à la figure: par exemple l’endettement total de la Suisse. Celui-ci est l’un des plus élevés au monde, largement supérieur à 200% du PIB. Vous dites que les finances publiques sont ultra-saines, avec un taux d’endettement à peine voisin de 35%? C’est vrai. Mais c’est oublier le taux des entreprises (plus de 75%), et surtout… des ménages, dont les dettes sont supérieures à 125% du PIB suisse! A ce niveau, notre pays est nettement plus endetté que l’Allemagne et se compare… avec l’Italie.

Bien sûr, cette dette est gagée sur des actifs tangibles, à commencer par l’immobilier. Mais la seule proportion de cette dette devrait alarmer les investisseurs par le risque systémique qu’elle fait peser en cas de hausse de l’insolvabilité des débiteurs, notamment en cas de hausse des taux d’intérêt. Le franc suisse n’est peut-être pas la valeur sûre que l’on croit.

Place financière, une noyade dans l’anonymat

“Avant, à Genève, il régnait une effervescence certaine. Les gens dépensaient de l’argent, certes pas forcément déclaré. Aujourd’hui, ce temps est fini et on ne voit pas vraiment ce qui pourrait extraire la ville et sa place financière de cette stagnation”. Exprimé en privé voici quelques jours par un professionnel de la finance de la cité de Calvin, ce constat rejoint celui de beaucoup, beaucoup d’autres gens ayant connu l’”avant” et qui désespèrent du “maintenant”.

La rue du Rhône et le Quartier des banques se sont fondus dans la grisaille et ne parviennent pas à en sortir. Certes, la majorité d’entre elles demeurent bénéficiaires, ou sont parvenues à revenir dans le vert. Mais c’est l’enthousiasme, la dynamique, l’idée neuve qui fait encore défaut. Un manque de punch relevé, comme chaque semestre par l’Indice global des places financières (GFCI). Son rapport de septembre relève certes Genève de quelques rangs (15e place au lieu de 23e), mais lui fait perdre des points, comme Zurich, comme Luxembourg. Clairement, la place financière genevoise n’est pas perçue comme une potentielle gagnante du Brexit, en dépit de ses liens étroits avec la City, au contraire de centres de taille comparable comme Amsterdam, Stockholm et Vienne.

Les banques et les autres acteurs de la place n’ont pas fini de s’extraire de l’avalanche réglementaire qui les a ensevelis, et dont l’adoption de LSFin et de LEFin par les Chambres cette session en principe, marque l’aboutissement. Elles n’ont pas pu adopter des stratégies véritablement offensives pour l’ère post-secret bancaire. Elles n’ont pas encore réussi à transformer leurs armées de petits soldats obéissants en foudres due guerre, autonomes et entreprenants, qu’exige l’économie du big data et de la transparence. Elles auront encore besoin de nombreuses années avant que les jeunes habités de ces idées nouvelles parviennent à s’imposer à leurs hiérarchies vieillissantes et dépassées et apportent la révolution.

D’ici là, la place financière de Genève va végéter encore longtemps dans la grisaille des échelons intermédiaires des classements internationaux, et manquer les chances offertes par un monde neuf.