Affaire Semenya: clap de fin?

Dans mon précédent article, j’annonçais avec un peu d’audace que la décision que s’apprêtait à rendre le Tribunal fédéral dans l’affaire Semenya pouvait potentiellement changer la face du sport s’il venait à conclure qu’il fallait supprimer toute discrimination et donc les catégories homme/femme que presque tous les sports connaissent (même les échecs!).

Finalement, il n’en est rien puisque selon l’ordonnance de mesures provisionnelles notifiée hier, l’effet suspensif a été levé avec pour conséquence que le règlement de l’IAAF régissant la qualification dans la catégorie féminine (pour les athlètes présentant des différences du développement sexuel) peut désormais entrer en vigueur.

Caster Semenya ne pourra donc pas défendre son titre au 800 mètres lors des prochains championnat du monde à Doha.

Tentative de décodage en quelques questions-réponses:

Pourquoi le Tribunal fédéral suisse se prononce-t-il sur cette affaire?

Il peut sembler curieux qu’un litige entre l’IAAF, basée à Monaco, d’une part, et Caster Semenya et sa fédération nationale, d’Afrique du Sud, d’autre part, finisse entre les mains de juges fédéraux.

En matière sportive, quasiment toutes les fédérations internationales contiennent dans leurs règles une clause arbitrale en faveur du Tribunal arbitral du sport (TAS). Le but est de confier les litiges à une juridiction spécialisée pouvant à la fois rendre des décisions rapidement et de manière uniforme pour le monde entier. Les athlètes sont donc forcés de faire trancher leurs litiges par la voie de l’arbitrage et doivent donc renoncer à la justice étatique. Le TAS est donc une sorte de Cour Suprême du sport, au niveau mondial. Le TAS ayant son siège à Lausanne, c’est le Tribunal fédéral qui est l’autorité de recours contre les sentences rendues par cette juridiction.

Le Tribunal fédéral bénéficie-t-il d’un plein pouvoir d’examen?

Non, le Tribunal fédéral n’est pas une cour d’appel. En matière d’arbitrage international, il ne peut revoir que des violations crasses de règles de procédure (composition irrégulière du tribunal, incompétence, décision rendue au-delà de ce que demandent les parties, violation du droit d’être entendu) ou, sur le fond, une décision qui violerait l’ordre public. Selon la formule consacrée, une sentence est incompatible avec l’ordre public si elle méconnaît les valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique.

Autant dire qu’il est presque mission impossible pour une partie recourante de faire dire aux juges fédéraux qu’une décision du TAS heurte le fondement même de l’ordre juridique suisse. Depuis la création du TAS en 1984, ce n’est arrivé qu’une seule fois: dans l’affaire Matuzalem (joueur de football brésilien), les juges fédéraux ont quand même trouvé que la FIFA poussait le bouchon un peu loin en interdisant à un joueur de football de pratiquer son métier le temps qu’il rembourse la somme de 11’858’934 Euros, avec intérêt à 5% l’an, à son ancien club à titre de pénalité pour avoir rompu illicitement son contrat de travail.

Pourquoi le Tribunal fédéral avait-il suspendu l’application du règlement de l’IAAF?

La première décision rendue le 31 mai 2019 par le Tribunal fédéral constituait une mesure urgente, rendue sur la seule base des arguments avancés par Caster Semenya.

Les carrières sportives étant courtes, les juges fédéraux ont estimé qu’il convenant de protéger la recourante en la laissant pratiquer son métier, ses arguments contre la règlementation n’apparaissant pas comme voués à l’échec. Il s’agissait alors de procéder à une pesée des intérêts et ceux de l’athlète avaient prévalu. Il est vrai qu’il n’y avait pas d’urgence à ce que le règlement contesté entre en vigueur immédiatement, son application ayant déjà été paralysée durant de nombreux mois par la procédure arbitrale devant le TAS.

Il n’en demeure pas moins vrai que cette première décision urgente pouvait donner l’impression que les juges allaient donner crédit à la position de l’athlète en retenant par exemple qu’il serait contraire aux valeurs fondamentales helvétiques de faire subir un traitement à une personne intersexe pour continuer à courir dans la catégorie féminine.

Pourquoi les juges fédéraux ont-ils révoqué l’effet suspensif?

La décision rendue hier constitue une ordonnance de mesures provisionnelles. Cette fois-ci, l’IAAF a pu faire valoir ses arguments, contrairement à ce qui était le cas lorsque la première décision a été rendue. Sur la base des arguments présentés par les parties, les juges fédéraux ont estimé qu’il n’avait pas été rendu vraisemblable que la sentence du TAS, rejetant le recours de Caster Semenya contre le règlement de l’IAAF, pouvait violer l’ordre public suisse, notion très restrictive comme vu précédemment. Les termes utilisés par notre Haute-Cour sont les suivants:

“A la lecture des écritures de la recourante, on peine à discerner en quoi les critiques émises par l’intéressée à l’encontre de la sentence suffiraient à démontrer le caractère très vraisemblablement fondé d’une contrariété à l’ordre public découlant d’une atteinte aux droits de la personnalité ou à la dignité humaine.”

Sur la question de la discrimination, les arguments de l’athlète sont rejetés après un examen sommaire:

“Il est douteux que la prohibition des mesures discriminatoires entre dans le champ d’application de la notion restrictive d’ordre public lorsque la discrimination est le fait d’une personne privée et survient dans des relations entre particuliers. A supposer que tel soit le cas, le grief n’apparaît pas de toute manière, à première vue, très vraisemblablement fondé, dès lors que le TAS a considéré, au terme d’un examen approfondi, que les règles d’éligibilité instaurées par le Règlement DDS créaient certes une différenciation fondée sur le sexe légal et les caractéristiques biologiques innées mais constituaient une mesure nécessaire, raisonnable et proportionnée en vue de garantir l’intégrité de l’athlétisme féminin et la défense de la ” classe protégée ” et d’assurer une compétition équitable.”

L’affaire est-elle terminée?

Formellement non, car le Tribunal fédéral doit encore se prononcer sur le fond. Mais ce serait quand même un sacré coup de tonnerre que les juges fédéraux reviennent sur leur décision provisoire. S’ils ont estimé que le recours n’avait a priori pas de chance de succès, on voit alors mal ce qui pourrait encore faire changer les choses, ce d’autant plus que le Tribunal fédéral ne peut pas recevoir de preuves nouvelles.

Le Tribunal va-t-il se prononcer sur le règlement de l’IAAF?

Non. Les juges fédéraux n’ont pas à donner leur avis sur le règlement. Ils ne vont pas dire s’il est juste ou non pour une athlète présentant un taux de testostérone extraordinairement élevé de subir un traitement médical ou de courir avec les hommes. Sur le fond, les juges doivent uniquement dire si la sentence du TAS heurte l’ordre public suisse.

 

Yvan Henzer

Avocat spécialisé en droit du sport, Yvan Henzer est un observateur privilégié des manœuvres politiques qui font l’actualité sportive et se trouve au cœur de l’action au gré des affaires qui occupent son quotidien.

Une réponse à “Affaire Semenya: clap de fin?

  1. “’ils ont estimé que le recours n’avait a priori pas de chance de succès, on voit alors mal ce qui pourrait encore faire changer les choses”

    Ben qu’il s’agit d’une décision prise après un examen sommaire et par la seule présidente qui aura par ailleurs vraisemblablement quitté le tf d’ici l’arrêt au fond (retraite en fin d’année).

    Donc trois (ou cinq) nouveaux juges auront un regard entièrement neuf sur les questions à examiner…

    Mais, cela dit, je pense l’ordonnance juste 🙂

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