Le poison et le remède

Tout ceci n’a rien d’anthropologique : en Grèce, on peut avoir l’impression assez persistante qu’une certaine gravité se dégage de l’expression des gens dans la rue. Le visage fermé, la mine impassible, une tenue de corps figée – mais pas rigide – une parole économe, un peu brusque et, surtout, un regard sévère. Il y a quelque chose de très rentré et de très affirmé, d’où se dégage une expression dramatique, intense, pleine de contraste. Cet air a quelque chose d’intimidant pour celui qui n’est pas du coin ou celui qui, comme moi, parlant un mauvais grec, se montre hésitant dans la prise de contact. Face à tant de tenue, le respect confine à la déférence.

© Théophile Bloudanis

L’été grec

Dans L’été grec, Jacques Lacarrière raconte la Grèce (et déclame tout l’amour qu’il lui voue) à partir de cette tenue dont il mesure l’ampleur en l’associant – encore une fois – aux gloires de l’Antiquité. Le texte est remarquable, mais sa lecture pénible, tant l’auteur porte aux nues ses interlocuteurs que s’il ne distingue chez eux la marque d’un antique souvenir.

Cet amour peut se transformer en mépris. Par exemple, lorsque Lacarrière évoque avec une certaine condescendance la petite bourgeoisie grecque en l’associant à une famille obèse – un père, une mère et leur fils – se bourrant du sucre dont regorgent les pâtisseries méditerranéennes. Il oublie alors sa philosophie et sa mythologie pour se faire épigénéticien en ramenant cette pauvre famille à « tous les chromosomes [que] doivent contenir des gènes eux-mêmes obèses à force d’être gavés comme des oies humaines » (p. 207, coll. Terre humaine, Poche). Ce dédain de la part d’un auteur déclarant sa flamme à une contrée où évoluent tant des spécimens qu’il exècre, n’est pas anecdotique. Il est même au centre d’un clivage que l’on retrouve en Grèce, bien avant que sa dette n’échappe des mains de ceux censés la gérer.

© Théophile Bloudanis

Une génération d’artiste

Dès les années 1920, la Grèce a connu une génération d’artistes prise en étau entre les derniers soubresauts de la lutte pour l’indépendance du pays face aux Ottomans et les luttes à venir, celles de l’instauration d’un régime démocratique, de la deuxième guerre mondiale, mais aussi de la famine des années 41-42, de la guerre civile, puis de la résistance à la dictature.

Cette génération où l’on rencontre des poètes, Séféris et Elytis, prix Nobel de littérature à quinze ans d’intervalle, mais aussi Yannis Ritsos, a précisément œuvré à définir la « grécitude » moderne, en la détachant du réflexe qui se contentait de reproduire en moins bien ce que les anciens avaient défini en matière d’art. Il fallait se lever contre cette tendance qui se complaisait dans un néo-classicisme mou et académique qui, notamment, fit ériger dans Athènes des édifices sans grande valeur ; l’équivalent architectural des pâtisseries douçâtres que moque Lacarrière (ou des décors des restaurants grecs du quartier latin à Paris, les déclinaisons sont multiples).

La Grèce apparaît ainsi comme scindée. D’une part, on y travaille à faire fructifier son héritage et à l’envisager avec un esprit critique, voire ironique. La meilleure des illustrations en est la peinture de Tsarouchis, contemporain de Séféris. D’autre part, en bons rentiers, on se pavane dans le kitsch d’une mythologie réduite à bien peu de choses et qui dédouanerait d’à peu près tout. Ces deux faces sont pourtant liées. Comment comprendre cette association en évitant tour à tour déférence et mépris ? Quelqu’un m’a suggéré une piste.

©Théophile Bloudanis

Costas

Costas Kokossis est natif d’Athènes. Il est l’un des coordinateurs du KIFA, l’une des pharmacies sociales et solidaires d’Athènes. Il n’est pas pharmacien. Désormais à la retraite, il était diplomate, et il est écrivain – comme Séféris qui, longtemps, était détaché à l’ambassade grecque de Londres. Costas a occupé son premier poste d’ambassadeur aux Etats-Unis, assurant un peu par hasard l’intérim, pendant la crise de 1996 durant laquelle Grèce et Turquie sont presque entrées en guerre, se disputant les îlots d’Imia (au cœur de nouvelles tensions, tout récemment). Je ne connais pour ainsi dire pas Costas, je l’ai rencontré trois fois depuis que je travaille en Grèce, mais je le tiens en grande estime.

Pas tellement pour les hautes fonctions qu’il a occupées, dont il se garde bien de se gargariser. La description de son quotidien d’ambassadeur confirme qu’il faut toujours se méfier des diplomates qui soulignent l’importance de leur rôle. Il y a des postes exigeants – celui qu’il a occupé en Albanie en était un – et d’autres qui s’avèrent plus tranquilles, oisifs ou ennuyeux. Il raconte avec la même ironie son année passée en Suisse pour parfaire ses études, où il a vécu très chichement. Arrivé avec 5000 frs en poche, il pensait pouvoir y étudier pendant 2 ou 3 ans. Il se marre en y repensant.

En poste en République Tchèque, Costas s’est intéressé aux descendants d’enfants de partisans grecs qui, à la sortie de la guerre civile, ont été envoyés dans les pays du bloc soviétique, confiés à des familles d’accueil afin de leur assurer un « meilleur » avenir que celui qui s’ouvrait après la défaite de leurs pères. Des personnes qui avaient la Grèce dans leurs noms et dans leurs histoires, mais qui n’avaient jamais vu la mer. Le Long voyage d’Achille raconte ses trajectoires scindées, sinueuses, pleines de lacunes et de failles que Costas a reconstituées à force d’entretiens et de rencontres.

© Théophile Bloudanis (cette photo ne représente pas Costas)

La mithridatisation

Costas cherche aussi quelque chose qui lui échappe. Il fait partie de ceux qui ont pensé que la crise offrait une opportunité pour un changement en profondeur. Rien n’a bougé ou si peu. Un chiffre suffit à évaluer l’ampleur de sa déception. Au précédent trimestre, les ventes de véhicules neufs ont encore augmenté en Grèce. « D’où vient l’argent ? » demande-t-il sans attendre de réponse. Il continue : les serveurs engagés sur un contrat à temps partiel, travaillant dans les faits à temps plein mais malgré tout payés à mi-temps. La génération « 600 euros » du début de la crise est tombée à « 400 euros », voire beaucoup plus bas.

Assis au desk du KIFA, recevant les téléphones pour des rendez-vous ou des informations, il est cordial et malin en même temps. Il doit trier entre les personnes – des migrants le plus souvent – qui n’ont pas d’accès aux soins, et celles qui, au bénéfice d’un accès aux hôpitaux publics, espèrent éviter une longue attente. Après avoir raccroché, avec un certain désarroi, il me souffle que, de Suisse, je ne peux pas comprendre. J’aimerais lui objecter que si. La société grecque n’est pas malade, me dit-il, elle s’est habituée au poison. Ça porte un nom d’ailleurs, la « mithridatisation », le processus qui consiste à se désensibiliser des effets d’un toxique en s’en injectant des doses régulières et croissantes. Le poison devient remède, et réciproquement.

La démocratie dans des sacs en plastique

Un vendredi, dans les locaux du KIFA (la pharmacie sociale* et solidaire du centre d’Athènes) on entend frapper timidement à la porte. Les locaux sont vides, aucun rendez-vous n’a été pris avec la dentiste qui, bénévolement, est de piquet aujourd’hui. L’un des coordinateurs du lieu se lève et ouvre la porte. Un homme, en jean et baskets, tient son sac à dos dans ses mains, prêt à l’ouvrir. Il en sort un sachet en plastique bleu, de ceux que tous les supermarchés de quartier donnent à la pelle, et dont la distribution, par souci écologique, est désormais assortie d’une question – « vous avez besoin d’un sac ? » – et d’une taxe (4 centimes d’euro). Ces sacs sont devenus un symbole fort : ils contiennent les « restes » de médicaments qui ne dépérissent plus au fond des pharmacies personnelles, mais sont à la source d’un système solidaire. L’homme tend le sac qui contient, dit-il, un psychotrope que ne supportait pas l’une de ses proches. Autant en faire « profiter » d’autres. Il repart aussi furtivement qu’il est arrivé.

Les sacs en plastique se sont faits progressivement plus rares. Celui amené par cet homme discret a été posé sur une pile de cartons postaux, dont le dernier a été livré dix minutes auparavant. Ce jour-là, la plupart des colis viennent d’Allemagne. Ils auraient pu arriver de France, d’Angleterre ou de Suisse. Sur un gros carton jaune, d’ailleurs, figure une adresse bâloise, mais il a été posté de l’autre côté du Rhin pour faciliter son transfert à l’intérieur de l’espace Schengen. Les fonds des tiroirs grecs ont été grattés, les meubles de pharmacie sont maintenant vides, cette distribution gratuite de médicaments ne pourrait se faire sans un soutien plus large. Les associations solidaires en faveur de la Grèce ainsi que les convois pour acheminer le matériel récolté ont essaimé un peu partout en Europe du Nord. Le philhellénisme, les diasporas, mais aussi l’impact médiatique – facteur plus fluctuant – et l’indignation que la cure d’austérité a suscitée, expliquent un tel élan.

© Théophile Bloudanis

La solidarité et ses effets

A Genève, l’association Solidaires avec la Grèce résume bien cet état de fait. Elle vient en soutien à une autre structure située dans une des banlieues sud d’Athènes, le Metropolitiko : récolte de médicaments et de matériel médical, levée de fonds et travail de sensibilisation que rien ne semble résigner. L’engagement est de longue haleine. Non seulement, le tri et le stockage des médicaments exigent des compétences apprises sur le tard, mais en plus l’achat de produits en Grèce pour satisfaire aux besoins des dispensaires nécessite certaines précautions. Lorsqu’on atterrit dans le pays avec quelques milliers d’euros dans une banane, auprès de quel(s) organisme(s) les dépenser ? Le principe est connu : la solidarité n’est pas une réalité a-économique ; elle peut être au contraire une source formidable de profit et donc de dilemmes. Les femmes à la tête de Solidaires avec la Grèce l’ont compris en répartissant leurs achats entre des dizaines de fournisseurs différents. Il est compliqué de contourner la logique du marché, mais il est possible de la démocratiser, partiellement du moins.

La solidarité n’est pas exempte non plus de controverses politiques : les cliniques et les pharmacies solidaires diffèrent dans leurs orientations et leurs philosophies, entre autogestion et philanthropie. A tel point qu’il est difficile d’en tirer un portrait uniforme. Si elles se caractérisent par un objectif commun qui consiste à fournir des soins primaires et des médicaments à celles et ceux qui n’y ont plus accès, elles varient dans leur forme, leur organisation, leur structure, et le type de partenariat qu’elles envisagent – ou au contraire qu’elles n’envisagent pas – avec les pouvoirs publics, l’Union Européenne, l’industrie pharmaceutique ou encore l’Eglise. C’est cette disparité dans leur mode d’organisation et leur philosophie respective qui révèlent les dynamiques, les turbulences qui traversent la société grecque contemporaine. Mais aussi un certain souci démocratique et d’autonomie à l’égard de tout pouvoir établi, public ou privé. Ce n’est pas une coquetterie antiautoritaire de quelques velléitaires.

© Théophile Bloudanis

L’affaire « Novartis »

Par exemple, l’ampleur présumée de l’affaire « Novartis » se jauge tout autant au prisme de l’enquête parlementaire visant dix anciens ministres ou premiers ministres, et qui pourrait ne mener nulle part, que dans la comparaison avec ces structures autonomes

Dès le premier tour de vis européen, la santé a été la cible de mesures draconiennes.  A l’entrée de la crise, la Grèce était l’un des pays de l’Union Européenne où les dépenses publiques en médicaments par individu étaient les plus hautes et connaissaient la plus forte croissance annuelle. En quatre ans, ces mêmes dépenses sont descendues au niveau le plus faible de l’UE. Entre deux, le recours aux génériques, le plafonnement des dépenses, l’introduction d’un système de clawbacks (rétrocessions d’une partie des bénéfices par les entreprises pharmaceutiques s’ils ont excédés les plafonds prédéfinis), et la mise en place d’un système d’ordonnances électroniques aura permis de contrôler les dépenses en médicaments. On peut en partie se féliciter d’une telle baisse. Mais ce qui est omis dans ce tableau, c’est le transfert – qui a triplé entre 2009 et 2015, passant de 9% à 26 % – du coût des médicaments sur les patients. Précisément, parce que parmi les populations les plus précarisées, une participation même minime était impossible à assumer, l’intervention des dispensaires, s’est avérée décisive.

Y.Papadaniel

La gastronomie et les friches urbaines

Pour la même période, le parquet grec cherche à déterminer – dans le prolongement d’investigations américaines – si Novartis a mis en place un système illégal, avec la coopération de médecins et de fonctionnaires locaux, afin de maintenir ses marges. En 2013, aux Etats-Unis, Novartis était sous-enquête pour les mêmes motifs. Il est intéressant de lire la plainte du Département de Justice Américain. Elle offre la possibilité aux lecteurs de noter quelques bonnes adresses de restaurants à Chicago, Los-Angeles ou à New-York où se seraient déroulées des « conférences » auxquelles participaient des praticiens invités par les commerciaux de la firme helvète. En aurait-il été de même en Grèce ? L’enquête en cours devrait permettre de répondre à cette question.

Sur les bords des fenêtres, au KIFA, j’ai tout de suite remarqué le scotch brun censé améliorer l’isolation thermique du lieu. D’Athènes à Thessalonique, les cliniques et les pharmacies solidaires ne se situent pas vraiment dans les beaux quartiers. A  Thessalonique, la clinique solidaire côtoie les bordels du quartier chaud situés à proximité du port. Le Metropolitiko est en bordure de l’ancien aéroport « Elliniko » dont les structures rouillent et sont vouées à la démolition (affaire à suivre). Mais tout ceci n’a rien d’inédit : le ferment de la démocratie se trouve dans les friches ou, désormais, au fond des sacs en plastique davantage que sur les nappes bien repassées des restaurants gastronomiques.

*Les cliniques et pharmacies solidaires étaient au plus fort de la crise, en 2013, environ une cinquantaine, dont la moitié située dans la région d’Athènes. L’introduction d’une couverture universelle en novembre 2016 a fait baisser leurs activités médicales (soins primaires, excepté les soins dentaires). De nombreuses cliniques ont depuis lors fermé. Par contre, les pharmacies solidaires continuent à fonctionner à plein.

Photos: Théophile Bloudanis

Novartis en Grèce : le décor

La Fondation Anna-Maria a été constituée en 2004 au terme d’une lutte âpre entre l’Etat grec et la famille royale de Grèce, branche cadette de la maison de Glücksbourg d’origine germano-danoise. La raison sociale de la Fondation est de venir en aide à tout individu ou toute collectivité victime de catastrophes naturelles. Ce choix est la directe conséquence du bras de fer que se sont livré l’ancien monarque Constantin et le leader socialiste Andréas Papandréou, de retour au pouvoir en 1993 jusqu’à son décès en 1996. Le premier souhaitait récupérer les propriétés de ses aïeux, le second y trouvait un moyen pour honorer ses ancêtres et, sûrement aussi, pour rappeler son règne à des idéaux démocratiques qu’il avait quelque peu bousculés.

Lorsque, dix ans plus tard, la Cour Européenne des Droits de l’Homme ordonna de verser des indemnités d’environ 13 millions d’euros à la famille déchue (mais pas la restitution des biens fonciers), le gouvernement déclara devoir puiser dans le fond dédié aux catastrophes naturelles le montant nécessaire pour honorer sa dette, avec l’idée de mettre dans l’embarras la famille royale. Celle-ci avait déjà trouvé une parade : elle encaissa l’argent, et l’investit dans la Fondation Anna-Maria, qu’elle inscrivit au registre des fondations au Liechtenstein.

L’une des trois propriétés au cœur de cette bataille est située au nord-est d’Athènes. Il s’agit du Palais royal de Tatoï, un vestige méconnu (150’000 visiteurs annuels contre 1,5 millions pour le seul musée de l’Acropole en 2016-2017), résidence d’été de la famille royale. Les origines nordiques des monarques, leur penchant pour des intrigues obstruant l’instauration de la démocratie expliquent pourquoi la famille royale a plutôt mauvaise presse en Grèce et pourquoi ses biens, dont le palais de Tatoï, son décorum et ses annexes auraient été les joyaux, ne font pas partie des attractions que vante l’office du tourisme.

© Théophile Bloudanis, Musée de l’Acropole

Il vaut toutefois la peine de se balader dans le coin, moins pour les palais en ruines que pour les sentiers qui arpentent la colline et l’ombre qu’offre sa verdure assez dense. Il faut, peut-être, faire vite car il n’est pas impossible que ces tours de passe-passe, où s’entremêlent pouvoirs publics, intérêts privés, philanthropie aristocratique et intrigues politiciennes, connaissent un ultime épisode, celui qui verra des investisseurs privés – tant recherchés par les temps qui courent – s’emparer du domaine encore public.

Au pied sud de la colline, se déploie un long plateau qu’il est possible de parcourir en suivant une route sur plusieurs dizaines de kilomètres, l’avenue Tatoïou. Cette route est en fait l’extension de la route nationale 79. Il semblerait que son tracé ait quelque peu évolué après la construction de l’autoroute qui contourne Athènes et conduit au Nord, à la frontière avec la République de Macédoine. Bien au-delà, pour être précis, puisque cette autoroute est un segment de la E75, la route européenne qui, en comprenant deux passages maritimes, part de Sitia au sud-est de la Crète, remonte jusqu’à la Norvège, en passant par Helsinki. Au bord de la route européenne, un peu avant le kilomètre 120, sur deux cents mètres s’étend une portion abandonnée de la rue Tatoïou, c’est en tout cas ce qu’indique un vieux panneau rouillé.

Sur ce segment sans nom, se trouvent les bureaux de la succursale grecque de la compagnie internationale « Bureau Veritas », vieille compagnie d’audit et d’assurance pour la marine marchande. Quelques mètres plus loin, on se retrouve face à un portail, la case d’un gardien dont les fenêtres sont protégées par des barreaux, et quatre drapeaux en berne faute de vent : européen, suisse, grec ; le quatrième est frappé du sigle de Novartis. Nous voilà face au siège de sa filiale grecque.

Y.Papadaniel

Ce lundi 27 février, on pouvait apercevoir depuis l’extérieur un camion de vitrier. Dans la nuit de samedi à dimanche, le bâtiment a été la cible d’une attaque aux pots de peinture rouge par le groupe anarchiste « Rouviconas », adepte d’opérations menées tout en finesse, qui à coups de battes ont également détruit fenêtres, mobilier et matériel informatique. Le géant pharmaceutique se serait rendu coupable de pratiques illégales afin de préserver ses marges dans un contexte de baisse des dépenses publiques. Des pratiques jugées suffisamment suspectes pour entraîner l’ouverture d’une enquête par le parquet anti-corruption, il y a un peu plus d’un an.

La transmission par les magistrats au parlement d’une partie du dossier d’instruction mettant en cause huit anciens ministres et deux anciens premiers ministres, comme le veut la procédure grecque, a mis le feu aux poudres. Le 20 février dernier, le vote pour la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire aura exigé un débat de vingt heures où se sont succédés les ténors de chaque parti ainsi que les individus mis en cause – membres de l’opposition conservatrice, ou de l’ex-parti socialiste, et un ancien juge, premier ministre d’un gouvernement de transition pendant un mois en 2009, un peu perdu dans la mêlée.

Palabres interminables, invectives, formules plus ou moins heureuses ont donné l’impression que le problème n’était plus les pratiques présumées occultes mais l’instrumentalisation du cas par les différentes factions politiques, à l’approche des élections de 2019. Hasard ou coïncidence, ce début de semaine a été marqué par la sortie d’affaires connexes qui ont conduit à la démission de la vice-ministre du travail et de l’économie solidaire, Rania Antonopoulou. Dans la foulée, c’est son époux, ministre de l’économie, Dimitri Papadimitriou, qui a également pris la porte. Le couple, réputé pour être les plus riches membres du gouvernement, avait touché durant deux ans une allocation de 1000 euros pour un appartement situé dans le quartier chic de Kolonaki, au centre d’Athènes. Le privé et le public continuent à s’associer ou à s’opposer dans des configurations qui n’en finissent pas d’entamer le peu de confiance que la population nourrit encore envers la classe politique. Pis, l’enquête Novartis et son traitement semblent également attiser les conflits au sein même de la magistrature.

© Théophile Bloudanis

L’enjeu de départ est pourtant d’importance et s’étend au-delà du cadre grec. En effet, dans le système international de fixation des prix des médicaments, la Grèce sert de référence à près d’une quinzaine de pays en Europe et dans le monde (respectivement, treize et trois en 2013). Ainsi, des estimations ont démontré que la baisse de 10 % des prix des médicaments dans le pays en 2011, exigée par les institutions européennes, avait entraîné pour l’industrie pharmaceutique 299 millions de perte sur le marché grec, 799 millions sur le marché européen, et près de 2 milliards sur le marché mondial.

Nous revoilà pris dans le nœud des intrigues politiciennes, des intérêts privés, de l’organisation des pouvoirs publics et de leur indépendance. La rubrique mondaine de Gala ne suffira pas cette fois pour en tenir la chronique. L’enjeu est d’une autre ampleur. En Grèce où, au plus fort de la crise de la dette dès 2013, la circulation et la distribution des médicaments sont devenues des motifs de mobilisation sociale et solidaire, il en va également d’une certaine raison humanitaire.

Un ferry, des camions, une prostituée. Des chasseurs aussi.

Durant leur enfance, les “secundos” grecs sont tous passés au moins une fois par la ville d’Ancône, petite agglomération, capitale des Marches, où la côte italienne connaît comme une cassure. On connaît bien sûr le talon de l’Italie, Ancône en est en quelque sorte le coude (l’étymologie de son nom vient de là, d’ailleurs). Cette position a offert très tôt à la ville l’opportunité de développer son activité portuaire. Non seulement le port est naturellement protégé, mais il constitue l’une des rives les plus orientales de l’Adriatique. Les bateaux ont ainsi la possibilité de directement gagner le large pour mettre le cap sur la Croatie, l’Albanie ou, donc, la Grèce. La légende – Wikipédia – dit que François d’Assise aurait embarqué à Ancône pour gagner le Moyen-Orient. C’est un lieu ouvert sur le large. Paradoxalement, Nanni Moretti y a tourné son film récompensé à Cannes, La chambre du fils (2001) parce qu’il était à la recherche d’un lieu clos, fini, que les personnages de son film, endeuillés, devaient quitter.

Le fret continue à ralentir à Ancône, mais le transport de « passagers » y tourne à plein. Le taux de fréquentation du port a atteint un pic l’année dernière, le plus haut de ces cinq dernières années, en particulier durant la période juin-septembre (pour laquelle le 73 % du flux des passagers est en partance pour la Grèce). Entre 2012 et 2016 le nombre de touristes (grecs et étrangers) a cru de 12%. La conjoncture internationale défavorable a fait de la Grèce une destination favorite. La petite Ancône tire son épingle du jeu.

© Théophile Bloudanis, Port du Pirée

Ouverte ou fermée, la ville est coupée en deux. Les installations portuaires, la zone douanière, le chemin de fer sur lequel ne passe presque plus aucun train, et les docks où patientent les camions laissent une impression de terrain vague, de bâches délavées, de moteur et de rouille, cautionnant l’idée que la ville est surtout un lieu de passage. En dessus du port, le Hilton du coin, fonctionnel, couleur brique des années 70, confirme cette impression. Le centre-ville, qui débouche sur le port en même temps qu’il lui tourne le dos, déploie pourtant des vestiges d’architecture classique dans une belle harmonie.

Quand j’étais enfant, pour gagner Ancône, nous partions, mes parents, mes deux sœurs et moi dans une voiture dont chaque centimètre de l’habitacle pouvait avoir son importance. Le trajet était long, la distance alimentait les tensions à l’intérieur du véhicule (nos malaises et nos vomis successifs, aussi) mais, arrivés à destination, on oubliait tout. Nous ne connaissions de la ville que son port, sa chaleur estivale et son odeur de mer – de poisson en fait. Notre arrivée coïncidait toujours avec l’appareillage d’un ferry. Le point d’arrivée n’était qu’un point de départ, celui d’une traversée de 36 heures, que le progrès a ramené à moins de 24 heures. Les quais, en février tout gris, austère lieu d’attente pour des camionneurs cuisinant au réchaud et luttant contre des dizaines de pigeons prêts à leur subtiliser la moindre tranche de pain, ces quais étaient le premier lieu de nos vacances. Je ne me souviens ni de l’industrialité, ni du classicisme élégant, seulement d’une excitation détachée du lieu.

Ancone, vue du ferry

Je ne voyais que la Grèce promise, elle commençait devant puis dans le ferry. Le même genre d’images que celles que j’ai entraperçues dans les yeux ou les sourires de ceux à qui j’ai évoqué mon départ ces dernières semaines : partir en direction du sud révèle les envies collectives d’une frange importante des « gens du nord ». Un peu comme si on ne partait pas pour un pays, une ville ou un projet, mais pour une ambiance, une saison, un climat. Dans le Colosse de Maroussi (1947), Henry Miller raconte sa rencontre avec la Grèce, la lumière y joue un rôle essentiel. Au cœur de l’été, la mer – Egée ou Ionienne – la terre argileuse pénétrée de roches, et le soleil baissant de la fin d’après-midi créent une lumière violette qui, dit-il, n’a nulle autre pareille. Il a raison, cette lumière est ce qui rend supportable en été le cagnard qui la précède et, plus généralement, qui rend tellement aimable ce pays.

Sur le ferry parti d’Ancône, la population est majoritairement masculine. J’ai compté une soixantaine de camions et, donc à bord, au moins autant de chauffeurs italiens, grecs, turcs et russes. Quelques touristes sont bien présents, plutôt des couples de retraités qui semblent rejoindre une résidence secondaire pour les six prochains mois. Les sept occupants d’une camionnette aux plaques argoviennes font chanter leur suisse-allemand dans l’un des salons du ferry. Ils vont contribuer au projet d’une ONG helvétique en faveur des migrants. Des chasseurs, déjà en habit de treillis, prêts à traquer le sanglier dans les montagnes de l’Epire, finissent de donner à ce tableau une teinte plutôt kaki.

© Théophile Bloudanis, Port du Pirée

Dans Jamais le dimanche (1960), Jules Dassin raconte comment un philhellène américain, Homère, amoureux de la Grèce antique, certain que la vérité nous a été donnée par ses philosophes et ses tragédiens, se donne pour mission de les enseigner à Ilya, une prostituée du Pirée, incarnée par Mélina Mercouri (rôle récompensé par le prix d’interprétation féminine à Cannes, aussi). L’entreprise échoue, à cause de la rigidité d’Homère, de l’insouciance d’Ilya et, surtout, parce que la démarche est financée par un proxénète désireux de se débarrasser d’Ilya qui lui résiste. Toutes les contradictions au fondement de la Grèce moderne se retrouvent dans la figure hédoniste, majestueuse voire insolente d’Ilya et la manière dont Homère souhaite la refaçonner.

Une bonne part des chauffeurs routiers se retrouvent dans une salle borgne à l’arrière du bateau, pleine de machine à sous. Il est interdit de fumer à l’intérieur, mais ils ont investi ces locaux comme un fumoir. Au milieu du groupe, au moment où je passe pour sortir sur le pont arrière, je remarque une femme aux chaussures brillantes. Je m’étonne de sa présence et du fait qu’elle me sourit. Je repasse plus tard dans un couloir le long duquel sont disposés des fauteuils et des tables basses. Elle est là, ses chaussures brillantes bien en évidence. Je l’ai vu sourire à celui qui marchait devant moi et lorsque je passe à mon tour, elle chuchote assez distinctement un « come, come ». Un homme repasse plusieurs fois devant elle, il finit par s’asseoir, puis ils s’en vont ensemble. Aujourd’hui, entre deux eaux, il fait froid sur le pont, les salons sont vides, et la mer est grise. Ilya semble absente. Peut-être n’est-elle qu’un trait de l’esprit.

Photo par Théophile Bloudanis

Comment la Macédoine devient amère

Je suis un Grec de Suisse. Ce n’est pas un aveu, c’est un fait : je suis né à Lausanne, j’y ai grandi, et accompli une partie de mes études. Comme bon nombre de binationaux, mes doubles origines m’ont fait porter sur mes deux patries un regard décalé. La double appartenance entraîne cette ambivalence caractéristique qui autorise une critique frontale où les qualités supposées d’un pays font ressortir les défauts présumés de l’autre, mais ne tolère pas que ces mêmes reproches soient adressés au pays tiers par d’autres. On retrouve là les paradoxes de l’altérité tels que les avait décrits le sociologue Abdelmalek Sayad lorsqu’il analysait le parcours migratoire, à commencer par le sien.

Une double appartenance, un non-lieu parfois

Lorsque je décline mes origines helvétiques, je supporte avec peine que mes interlocuteurs se lancent dans une diatribe exclusive contre le système bancaire et l’évasion fiscale qu’il a permis (et permet encore) en Grèce. Ils n’ont pas tort et, en cela, il est difficile de leur exposer que la Suisse ne peut être réduite à ses banques. De la même manière, en Suisse l’expression « être un Grec » désigne – grâce à l’esprit tellement inventif des grands penseurs de la Weltwoche – la paresse et le dilettantisme, et il est compliqué de ne pas se sentir atteint par le fait que personne ne se soit ému du caractère stigmatisant, pour ne pas dire ouvertement raciste, de ce raccourci. Là encore, les dérives de la Grèce post-dictature diminuent la puissance de toute objection. C’est un exemple parmi tant d’autres des ornières dans lesquelles les binationaux peuvent parfois se trouver bloqués bien malgré eux.

L’intimité culturelle

En fait, l’expérience des binationaux révèle le paradoxe des grands récits nationaux et leurs lots de stéréotypes ou de préjugés. Elle dit quelque chose de leur importance pour faire exister une réalité aussi intangible que l’identité collective et/ ou individuelle. Mais elle dit aussi leur limite. La douceur de vie de la Grèce devient dilettantisme et paresse, et la rectitude helvétique un manque patent de spontanéité ou, pire, un leurre pour mieux s’assurer des revenus juteux.

L’anthropologue américain, Michael Herzfeld, spécialiste de la Grèce, a développé le concept d’intimité culturelle pour définir précisément cette zone obscure et paradoxale où l’identité que se forgent des individus se construit simultanément avec et contre les grandes légendes sur lesquelles se bâtissent les Etats-Nations. Ce que nous montre ainsi Herzfeld c’est que la force des légendes nationales ne tient pas à la grandeur qu’elles sont supposées raconter, mais plutôt à la façon dont elles sont capables de s’ancrer au quotidien et de servir de point de référence, positif ou négatif, pour qualifier les appartenances des uns et des autres. Ces récits révèlent alors leur plasticité, leur souplesse et l’usage très contradictoire que l’on peut en faire où l’idéal et la bonne foi se mêlent à l’apparence ou à la tactique. Par exemple, Herzfeld se fit remettre à l’ordre par les villageois dont il partageait l’existence pour les avoir qualifiés de « barbares » (c’est-à-dire de Turcs), même si ceux-ci ne se privaient pas de le faire entre eux.

© Théophile Bloudanis – Fête nationale du 25 mars Skala, Patmos, 2016

Une composition hétérogène

Alors que ce dimanche 4 février plusieurs centaines de milliers de manifestants se sont retrouvés à Athènes pour revendiquer la propriété exclusive de la Macédoine; alors que le gouvernement en place semble peu à peu perdre le contrôle des négociations engagées sous la conduite de l’ONU et que sa seule réponse – à ce jour – à la mobilisation de dimanche est d’ergoter sur le nombre de manifestants ; alors que l’opposition joue un jeu pour le moins trouble (là où le chef de la Nouvelle Démocratie conservatrice, Kyriakos Mitsotakis, réduit la question de participer à la manifestation ou non à un choix personnel), il est bon de se rappeler que ce cortège a réuni une population à la composition hétérogène : certains y ont trouvé le moyen d’exprimer un désarroi économique, d’autres de réveiller un passé dictatorial dont ils ont été complices. Entre ces deux franges la revendication nationaliste offre le moyen de clamer une dignité perdue face aux exigences européennes, piège dans lequel est tombé un Mikis Théodorakis vieillissant mais bien en verve, apportant une caution inespérée aux plus extrémistes des manifestants. Quant à l’Eglise grecque, qui soutenait la manifestation , elle cherche à se positionner dans les luttes intestines qui parcourent le monde orthodoxe. La labilité de ces motifs, ni convergents ni nécessairement divergents, n’aboutit à aucun projet politique précis et concret. On y voit bien les tactiques, on en comprend peut-être même le(s) message(s), mais on n’entrevoit aucune perspective. Tout ceci rappelle par contre que les binationaux et, plus généralement, toute personne issue de la migration ne sont pas les seuls susceptibles de se retrouver coincés dans des ornières. Quelle analogie ironique et amère.

(Photos de Théophile Bloudanis)

Ce deuxième post introductif de mon blog se focalise sur l’actualité politique. La Grèce est-elle dans une ornière ? Je pars dans deux semaines m’installer six mois à Athènes, précisément pour dresser le portrait, certes subjectif, de la Grèce de tous les jours, et côtoyer au quotidien des hommes et des femmes faisant face à la crise et cherchant à la surmonter.

 

Petite sismographie politique : la Grèce et ses manifestants

Lundi 15 janvier 2018 aux alentours de 22 heures 30, la terre a tremblé à Athènes. L’institut grec de géodynamique (G.I) a communiqué quasiment en direct : magnitude de 4.4 sur l’échelle de Richter, épicentre situé à 5 km de profondeur dans la région de Marathon à 29 km du centre d’Athènes. Un séisme dense, mais bref. Il est presque passé inaperçu dans les médias : aucun dégât particulier, secousse habituelle et rituelle.

Le même jour à 19 heures, place Syntagma au centre d’Athènes, manifestation à l’appel des syndicats, alors que s’achevait une journée de grève, principalement dans les transports. Cinquantième journée du genre depuis le début de la crise pour s’opposer à un exercice tout aussi coutumier : celui qui consiste à faire passer des lois au contenu très disparate, reprenant les conditions posées par les institutions européennes au versement d’une tranche supplémentaire prévue par le dernier – espère-t-on du côté du gouvernement Tsipras – mémorandum. La loi est passée, et le versement devrait se faire.

Ce qu’il y avait de frappant au soir du 15 janvier sur la place Syntagma (on a pu en voir ici ou là quelques compte-rendu), ce n’est pas la segmentation du cortège qui démontre qu’en dehors du dénominateur commun anti-austérité le front d’opposition est dispersé, c’est surtout sa faible envergure. Sur le contrebas de la place, quelques jeunes immigrés jouent balle au pied, les passants passent et, afin d’accéder aux grandes enseignes commerciales de la rue Ermou, ils profitent de l’espace vacant entre deux sections du cortège pour traverser. Sur le haut de la place, dans la partie dévolue aux Evzones, les manifestants occupent une partie congrue de l’espace. Ils se sont amassés au pied des escaliers qui permettent l’accès à la porte principale du Parlement. Au sommet des marches, les brigades anti-émeutes les bloquent. Sur les murets attenants aux escaliers, des journalistes caméras et appareils photo au poing. Quelques détonations, quelques assauts, quelques cris, dix secondes de canon à eau, de brefs mouvements de foule, des pierres, des fumigènes, puis aux alentours de 22 heures la manifestation est pliée : aucun dégât particulier, secousse habituelle et rituelle.

Tout ceci est certainement à mettre au crédit de la fatigue et de la résignation ambiante. L’austérité s’est imposée à l’usure. Rien n’est moins certain si l’on s’intéresse à l’« autre » manifestation qui s’est déroulée ce dimanche 21 janvier à Thessalonique. Plus de 90’000 manifestants rassemblés pour clamer haut et fort que la « FYROM » voisine (Former Yugoslavian Republic of Macedonia) ne peut prétendre se nommer Macédoine. Rassemblés à New-York sous l’égide de l’ONU la semaine dernière, les représentants des deux gouvernements se sont approchés d’un compromis.

Le conflit dure depuis près de 25 ans. A l’époque, la prétention de l’actuelle FYROM à s’appeler Macédoine avait suscité une vaste mobilisation en Grèce. Les autorités politiques, morales et intellectuelles du pays, toutes orientations confondues, s’étaient retrouvées autour de l’argument historique, pour qui la Grèce moderne est la dépositaire de ses illustres ascendants antiques, parmi lesquels Alexandre Le Grand (Macédonien peut-être, mais Grec avant tout). A cette historiographie en carton-pâte étaient associées des craintes plus légitimes. Au moment où Skopje obtenait son indépendance, le nationalisme exacerbé allaient mettre à feu et à sang les Balkans. Il n’était alors pas clair si la revendication de Skopje de devenir la nation macédonienne ne cachait pas un motif d’expansion, susceptible d’étendre les prémisses du conflit yougoslave au Nord de la Grèce. C’est précisément l’argument qu’avait fait valoir un texte célèbre en Grèce, datant du 28 mars 1992, et signé notamment par Odysséas Elytis (poète, prix Nobel de littérature en 1979) et Mélina Mercouri (artiste et ministre de la culture socialiste dans les années 90). La même année, une manifestation similaire rassembla près d’un million de personnes dans les rues de Thessalonique.

Les 90’000 manifestants ne pèsent pas lourd face au million de personnes dans la rue vingt-cinq ans plus tôt. La crise, le temps, et le fait que les premiers ministres grecs et macédoniens appartiennent au même bord politique ont quelque peu calmé les ardeurs nationalistes. Mais si l’on prend pour point de repère la faible mobilisation syndicale du 15 janvier dernier (20’000 manifestants entre Athènes et Thessalonique), la mobilisation de dimanche prend une toute autre ampleur. La grandeur bafouée du pays antique offre une opportunité parfaite pour remettre en selle les mouvances d’extrême-droite. Celles-ci non seulement n’ont pas hésité à bouter le feu aux locaux abritant des initiatives solidaires (notamment une école destinée aux enfants migrants), mais ont surtout pu composer avec le mot d’ordre général selon lequel le gouvernement rassemblait des traîtres à la patrie… Tout ceci n’a rien d’anodin alors que les effets concrets et durables des coupures budgétaires de ces dix dernières années continueront à se faire sentir même lorsque la Grèce ne sera plus sous la tutelle européenne.

L’usure nourrit une colère plus sourde, mais aussi plus profonde que la stupeur et le scandale du début de crise. Prenons l’exemple de la santé : malgré la couverture universelle promulguée en novembre 2016, une proportion importante de Grecs renoncent à consulter; les hôpitaux luttent avec un succès mitigé pour maintenir leur équipement technique ; la prise en charge psychiatrique, bien qu’améliorée, manque de main d’œuvre ; enfin, selon la Fédération Hellénique des Médecins Hospitaliers (POEDIN), depuis 2007, près de 12’000 médecins ont quitté la Grèce alors que 6’000 postes locaux ne trouvent pas preneurs… Ces lacunes systémiques créent chaque jour leur lot de frustrations, qui s’associent aux autres renoncements quotidiens et à l’absence de perspectives. Dans une telle configuration, le recours à la terminologie de la traîtrise risque bien de déborder la seule question de la Macédoine. La manifestation du 21 janvier dernier pourrait ainsi être le point de départ d’une union des forces réactionnaires et populistes, dont les mouvements les plus extrêmes, néo-nazis, auraient beaucoup à tirer. Le séisme en serait bien plus retentissant.