Ne pas savoir et ne pas pouvoir

Drôle de période, de crise que l’on reconnaît à la volatilité des commentaires que suscite la pandémie. Il y a de la place pour tous les arguments et leur contraire, pour tous les comportements et leur inverse. On vide les étalages pour mieux remplir ses armoires, aussitôt un nouveau genre de photos apparaît sur les réseaux sociaux : les rayonnages vides qui suscitent immédiatement une question, aura-t-on assez ? Nous avons tellement été conditionnés à flâner dans des magasins qui surmettent en scène l’abondance qu’une étagère vide nous angoisse. On a beau rappeler que le ravitaillement est assuré, le doute s’est installé, et il vient nourrir l’anxiété.

Ils ont été nombreux à nous laisser penser que le virus était bénin, qu’à la vue du faible nombre de tests effectués en Europe le taux de décès  pourrait être plus bas, et voilà le remède. Il n’y a pas que la chloroquine. On agite un scepticisme facile à l’encontre de mesures qui exigent la participation de toutes et tous: et si on n’en faisait pas trop ; et si c’était la faute des médias ; et si ce n’était pas notre rapport excessif au risque, notre envie de le confiner qui nous incitait à tous nous enfermer ; et si les Suédois… et si l’immunisation collective… On a beau rappeler que les mesures actuelles équivalent à un principe de précaution appliqué à une échelle inédite (face à un danger réel), face à l’anxiété d’être touchés par le virus surgit la peur d’en faire trop et d’en sortir ruinés.

L’arsenal de mesures édictées est assez simple : tousser dans son coude, se tenir à distance, ne pas sortir, se laver les mains. Pour aider à cette dernière tâche, on rappelle la possibilité de recourir à des gels désinfectants. Des gros malins – si la situation était autrement plus grave, on les appellerait des profiteurs de guerre – profitent de ruptures dans la chaîne d’approvisionnement et d’une demande en hausse pour vendre ces denrées à des prix impossibles. On s’inquiète, on va en manquer et on oublie qu’en dehors des soins, le savon et l’eau font aussi l’affaire. Masques ou pas masques hors des hôpitaux? On a beau rappeler que la lutte contre le virus tient à la rigueur dans la manière dont on applique des conseils assez simples (mais exigeants), surgit l’angoisse de manquer d’outils qui seraient plus efficaces parce que plus sophistiqués.

Qui sait où va nous conduire cet épisode déjà historique. Nous manquons de distance pour le savoir. Ce que l’on peut dire c’est qu’il est une menace et, en même temps, une opportunité. Menace, on sait sur quoi : notre santé, notre travail, notre famille, nos parents, et surtout sur les populations les plus précaires. Opportunité, parce qu’il nous incite rapidement à des changements : renoncer ; soutenir ; ralentir notre rythme mais accélérer des innovations en tout genre, la palette est large : télétravail, baisse de mobilité, relance de domaines de recherche délaissés – la virologie et vaccinologie – réouverture, quand on peut, de chaînes de production abandonnées en Europe (en voie de tiers-mondisation tellement sa dépendance à la Chine est patente) , rééquilibrage entre les domaines publics et privés (quoiqu’on n’ait pas encore de garantie que tout l’argent public investi dans la recherche permettra de garder à un niveau raisonnable le prix des éventuels traitements).

Malgré tout, la tête dans le guidon, impossible de savoir où l’on va, mais on y va. Le problème est bien là : on peut mobiliser tous les spécialistes de toutes disciplines et les interroger, pendant que les soignants soignent et que les chercheurs cherchent, l’incertitude nous impose un régime que l’on tolère plutôt mal. L’espoir, la solidarité et une certaine autodiscipline semblent des remparts nécessaires, mais des expédients encore un peu faibles.

A l’échelle individuelle, ne sachant pas grand-chose, on a l’impression que l’on ne « peut que peu », se protéger soi, les autres, et pourtant c’est déjà beaucoup. A l’échelle gouvernementale : les dirigeants n’en savent pas beaucoup plus sur l’évolution de la situation, contraints comme nous à attendre et à examiner les courbes. Ce manque de connaissance, par l’urgence, leur confère toutefois un pouvoir étendu dont la légitimité n’est pas encore établie, tout dépend de la suite. Comme quoi l’ignorance confère parfois aussi du pouvoir avec tout ce que cela comporte de danger… et de doute en plus. Et dans l’intervalle, confinés chez nous il ne nous reste qu’à observer, noter, apprendre : tôt ou tard, on saura.

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)

2 réponses à “Ne pas savoir et ne pas pouvoir

  1. très beau texte très réaliste, effectivement il nous reste qu’à observer et attendre….

  2. C’est peut-être cela qui nous fait le plus peur: réaliser que, malgré notre technologie et notre sophistication, nous n’avons pas le contrôle sur ce qu’il se passe. Une belle leçon d’humilité, en fait, qui nous rappelle notre conditions d’humains, puissant mais précaire.

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