Un vieux roman très contemporain: “Les petites filles et la mort”

C’est l’histoire d’une vieille femme de Skiathos, Yannou, marâtre, cheffe d’un clan qui vit dans la misère. Elle est la mère de trois filles et d’un voyou un peu fou, emprisonné, qu’elle a essayé par quelques ruses de libérer. L’une de ses filles vient d’accoucher d’une enfant frêle et malade que Yannou veille sans relâche. Ses veilles l’entraînent dans une lente introspection où nuit après nuit sa raison s’érode. Les murs en pierre de son habitation misérable laissent passer le vent. Celui-ci lui souffle à l’oreille et au nez l’air vicié de son existence. Tout lui revient à l’esprit avant qu’elle ne le perde : un mauvais mariage, la pingrerie de sa mère, une dot qui n’en est pas une, la bêtise de son mari, la dureté de son monde.

Yannou comprend que ni elle ni sa descendance n’échapperont jamais à leur milieu. Sa ruse et sa malice n’ont servi qu’à les y maintenir. Leur malheur ne tient pas aux traditions ou au pouvoir en place, sa source est, selon elle, ailleurs. Ce sont les fillettes qui les obligent à se saigner pour assumer leur dot lorsqu’elles se marient: “Celles-là sont les seules dont aucun mal ne vienne à bout. Il semble qu’elles se multiplient à dessein, pour apporter à leurs parents l’enfer en ce monde même. Ah ! à force de penser à ces choses, on finit par perdre la tête !” (p.64) Contrariée dans sa réflexion par les pleurs de la petite, la marâtre ne se contrôle plus et étouffe la nouvelle-née. Sa mue a débuté, elle est irréversible.

© Théophile Bloudanis

Yannou dissimule son geste aux siens, elle-même peine à y croire. Pleine de honte, elle se rend dans une chapelle en ruine pour se libérer de son secret. Mais cette confession apporte à son geste une justification mystique. Sur le chemin du retour, elle passe devant le domaine d’un paysan. Ses deux fillettes jouent au bord d’un puits sans surveillance… Cette coïncidence n’en est pas une pour l’esprit malade de Yannou, au contraire le ciel lui envoie un signe, lui indique la voie à suivre. Elle noie les fillettes et déguise son meurtre en accident. Un troisième infanticide finira par lui attirer les soupçons des autorités locales qui lancent les gendarmes à sa poursuite. Yannou fuit dans les montagnes qu’elle connaît par cœur, peut compter sur le soutien de bergers qui doutent de sa culpabilité mais surtout de l’Etat et de ses lois. Acculée mais continuant à fuir, Yannou se noie dans la mer alors que les gendarmes sont à ses trousses.

Alexandre Papadiamantis

Ecrit en 1903 par Alexandre Papadiamantis – dont l’œuvre est connue pour sonder les mœurs de la Grèce moderne émergente – Les petites filles et la mort, de son titre original La Meurtrière, Ἡ Φόνισσα, est un chef-d’œuvre d’une beauté désespérante. Elle est à l’image du feu que maintient péniblement Yannou dans son foyer : il crée davantage d’ombre que de lumière et laisse jaillir les pulsions humaines les plus basses que plus aucune force vive ne semble susceptible d’arrêter. Un message très contemporain.

Pour qui veut comprendre la Grèce, la lecture des textes de Papadiamantis est incontournable : la beauté des paysages y est tempérée par leur aridité, l’exubérance des gens par leur solitude, la liberté des uns par la morale étriquée des autres. Lire Papadiamantis, c’est comme résider dans un village des Cyclades en janvier ou en novembre, quand le lieu est oublié de tous. C’est aussi se rendre compte que les romanciers font parfois de bien meilleurs anthropologues que les anthropologues eux-mêmes.

– Alexandre, Papadiamantis, Les petites filles et la mort, Babel, 2003 (traduit du Grec par Michel Saunier)

Ce samedi 22 septembre dès 19.30, retrouvons-nous à l’Espace Eeeeh! à Nyon, Place du Marché 2 pour un échange autour de mon blog. Je ne serai pas seul, venez admirer les photos de Théophile Bloudanis, discuter avec lui (avant qu’il ne parte pour quelques mois en Grèce), écouter la musique de O Sakaflias, et déguster un peu de Moussaka. Le tout est organisé par Chloé Démétriadès. Merci à elle et au plaisir de vous y voir !

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)

Une réponse à “Un vieux roman très contemporain: “Les petites filles et la mort”

  1. Merci Yannis pour ce très beau texte sur un de mes auteurs favoris. Je l’ai lu à l’adolescence, il fait partie des textes que l’on nous donne à lire en Grèce. Il m’avait bouleversée par sa force poignante, la beauté de ses descriptions (personnages, paysages) et son manque de concession. Je n’en comprenais pas tous les messages et grâce à toi je vais le relire ce weekend.
    Je suis toujours tes écrits et ta voix avec intérêt, n’arrête surtout pas.
    Sophia

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