Rapport au pays d’origine: de l’histoire, des affects aussi

Dans le débat sur les binationaux en Suisse, une dimension me semble avoir été occultée. Il a été question d’appartenance, de reconnaissance ou de loyauté, comme si chacune de ces notions était exclusivement attachée à l’histoire collective d’un groupe, à ses symboles, à ses luttes, à la violence à laquelle il aurait été confronté ou à laquelle il a dû recourir. Ce qui a un peu manqué dans le débat a trait à toutes les médiations singulières qui rendent pertinente pour un individu la référence à un groupe, à ses symboles et son histoire.

Toute liturgie patriotique n’est rien sans les expériences quotidiennes, voire intimes, sans l’atmosphère d’un lieu et, peut-être surtout, sans l’intervention de « passeurs » à qui l’on est lié affectivement, avec ou contre qui l’on construit son appartenance et plus généralement son rapport au monde – un parent, un ami/ennemi, un enseignant, toute personne susceptible de nous « instruire » sans le vouloir ou qui, sans qu’on le veuille, cherchera à tout prix à nous éduquer. Les enfants de la seconde génération, ceux dont les parents (ou un des parents) leur laissent un héritage historique et culturel partagé entre des mondes qui ne coïncident pas toujours, ces enfants illustrent combien l’appartenance n’est pas une réalité logique.

© Théophile Bloudanis

Une fois n’est pas coutume, j’aimerais illustrer ceci à partir de mon parcours personnel, sous la forme d’un hommage à ma grand-mère paternelle, Kaliopi, ma “yaya” (celle de mes deux sœurs bien sûr aussi, mais ici c’est de ma relation avec elle qu’il sera question). Une grande partie de mon rapport à la Grèce puise ses racines chez elle. Mon grand-père est décédé quand j’avais dix ans, mon père est fils unique, ma famille du côté grec n’est pas très élargie, les contacts avec les branches les plus éloignées sont presque inexistants. La Grèce pour moi, au départ, c’est donc elle.

Lorsqu’en 2004, l’équipe grecque de football remporte les championnats d’Europe, c’est avec elle que j’analyse les matchs et qu’en fins spécialistes, nous en concluons à chaque fois « qu’ils perdront le match suivant ». C’est encore à elle, à sa maisonnée, au quartier, aux voisines qui lui donnent un coup de main ou viennent prendre le café que je pense lorsque devant le restaurant Le Lyrique à Lausanne, sans drapeau mais avec des parasols, des matelas pour transats ou des tongs à rayures blanches et bleues, je participe aux célébrations de la victoire finale. Ce sont elles qui ont gagné.

Ce peut être un drapeau

Sa maison à Kavala – ville du nord-est de la Grèce – belle bâtisse néo-classique construite par mon arrière-grand-père, un commerçant de tabac arrivé de Thrace orientale en 1913, a été le foyer où s’est développé l’essentiel de mon rapport à la Grèce. L’odeur de la cuisine, où planaient en permanence les effluves d’oignons revenus, mélangés à l’aneth, la menthe et au persil, le frigo toujours rempli de douceurs et de gros fruits, le balcon qui ouvrait sur un aménagement urbain chaotique et donnait au loin sur la mer, les hauts plafonds, le sol en linoléum vert, les portes blanches, les éclats de voix montant de l’extérieur, la chaleur de l’été, les motos pétaradantes qui nous tiraient du sommeil au milieu de la nuit ou de la sieste, les vendeurs ambulants et leurs mégaphones mal réglés. La liste n’est pas exhaustive mais elle rassemble ce qui m’a conduit à considérer avec sérieux et bienveillance le récit que Yaya a commencé à me faire de sa vie lorsque j’étais adolescent.

Elle a été une des premières femmes médecins de Grèce. Elle a débuté ses études avant la deuxième guerre mondiale, et les a terminées juste après. Elle m’a raconté le quotidien de la grande famine de 1941 à 1943, les petits gestes de partage et de solidarité durant cette période, l’occupation de la maison familiale par les militaires bulgares dès 1941. Elle a pleuré la mort de son frère, Dimitri – dont mon père héritera du prénom – déporté puis exécuté par les Allemands. Elle m’a raconté mon grand-père, la polio dont il a souffert enfant, son parcours scolaire qui le mène de son village dans le Pélion jusqu’à l’Ecole de vétérinaire de Bruxelles. Je sais grâce à elle aussi les engagements politiques de ce dernier, les tracas qu’ils lui ont valu à la sortie de la guerre civile et pendant la dictature des colonels, et le départ de mon père en Suisse, à 17 ans, pour étudier à l’EPFL.

Avion militaire qui s’est écrasé dans le port de Kavala durant le 2ème guerre mondiale

Les sept dernières années avant sa mort en 2005 sont les plus intenses et les plus fortes dans notre relation. Elle souffrait de problèmes cardiaques, ses déplacements étaient toujours plus rares et difficiles. Elle passait l’essentiel de son temps à la maison. En bon médecin, elle identifiait avec acuité les signes annonciateurs d’une possible rechute et disposait de toutes les connexions nécessaires pour obtenir une confirmation d’un ancien collègue et des prescriptions rapides. J’ai souvent eu l’impression ainsi qu’elle était devenue la gardienne de sa propre geôle, se maintenant en vie tout en œuvrant à son confinement chez elle. Avec son téléphone, elle se tenait informée de tout, rendait des services, alimentait les commérages, mettait en contact, triangulait, opérait, négociait, parfois manigançait. J’ai appris d’elle que le téléphone, un bon carnet d’adresse et quelques pieux mensonges sont des outils vitaux en Grèce. Mais j’en ai aussi perçu les limites. A chaque départ, je la voyais nous saluer, triste depuis son balcon, les coudes appuyés sur la rambarde, résignée : je me demande quelles idées lui traversaient l’esprit juste après notre départ, seule dans son appartement. Elle nous a partagés avec la Suisse, en retour nous nous sommes spontanément ouverts à la Grèce.

Omniprésente mais le plus souvent absente, ma grand-mère a été ce passeur, cette référence qui m’a ouvert à l’histoire d’un pays. Avec mon père mais différemment, elle a forgé – et pas seulement transmis –  chez moi ce sentiment d’appartenance ou, tout du moins, cette envie d’y appartenir, de le comprendre, et de creuser. Je n’ai pas choisi cette attache, elle s’est développée sans que je ne m’en rende compte à partir d’un lien affectif, d’estime, d’amour d’un petit-fils envers sa grand-mère.

Ville de Kavala dans les années 60

Rien dans le processus de construction identitaire ne découle d’un choix rationnel, les individus se bricolent, pour le meilleur comme pour le pire, ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont. Ce patrimoine n’est ni double, ni trouble, il dépasse simplement les frontières établies. Lorsque celles-ci réapparaissent pour des raisons administratives, sportives et/ ou politiques, lorsque l’injonction est faite aux individus aux origines multiples de choisir, un malaise se fait sentir car il s’agit de séparer ce qui se présente comme un tout d’autant plus insécable qu’il implique une attache à des gens, des atmosphères, des moments, des lieux: terreau singulier sur lequel se bâtissent les histoires collectives et le travail de mémoire.

J’ai écrit ce dernier billet dans le ferry qui me ramène en Italie, avant de remonter en Suisse. Je suis arrivé au bout des six mois de mon séjour de recherche en Grèce. Le rythme de publication sur mon blog va certainement ralentir pour un temps.

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)

6 réponses à “Rapport au pays d’origine: de l’histoire, des affects aussi

  1. Bon, cher Monsieur, les Grecs sont quand même la preuve que l’on peut inventer la démocratie et en mourir.
    Moi j’aime plutôt bien les grecs, ils sont comme les italiens, les espagnols et les même exportés, les latinos, des inutiles pour l’export!

    Les italiens pêtent les ponts, les grecs l’euro et les espagnols se battent encore pour la Catalogne.
    Bon mais, attention à l’ouragan US-China qui va faire de l’Europe, l’Algérie des colonies.

    La Grèce restera toujours dans les livres d’histoire, comme Babylone:)! L’Europe aussi

    1. Bonjour,
      Vos publications étaient très appréciées, quel dommage d’en rester là. Merci d’avoir partagé avec nous vos réflexions ainsi que cette part de votre vécu et de votre relation au pays. Je pense ne pas être le seul « d’entre-nous » à avoir lu certains passages de votre blog avec un sourire teinté de nostalgie (je pense à « Ancône », notamment, que de souvenirs d’enfance.. ). Merci pour ce dernier billet également, qui achève merveilleusement cette série par le commencement. L’évocation tendre de votre Yaya me rappelle ma propre gand-mère (originaire de Εξάστερο, en Thrace orientale également), mais aussi et surtout mon père qui incarne de mon côté à lui tout seul la transmission de cet héritage.

      1. Bonjour,
        Merci de votre message. Je ne vais peut-être pas m’arrêter, mais juste ralentir la publication. Peut-être réfléchir aussi à un angle un peu différent.
        Bien à vous.
        yp

  2. Bonjour,
    Ce serait vraiment dommage, pour vos lecteurs, de ralentir vos publications ! C’est un bonheur de vous lire.
    Merci pour votre écriture.
    Cordialement.

  3. Bonjour Yannis, tu as eu raison d’écrire ce dernier billet sur ton retour, très agréable de te lire les mots parlent d’attache, liens et Amour, il n’y a rien de plus beau entre une grand mère et ses petits enfants… à bientôt le plaisir de te lire….
    Marie-France

  4. Bonjour Yannis,
    Vos mots me touchent. Ce sont les mots si forts du retour, les mots de celui qui se sent déraciné, un sentiment d’exil déjà. Comme Yaya a bien instillé la mémoire du pays…

    J’ai lu à voix haute certaines de vos phrases à mes enfants en espérant qu’ils s’y retrouvent, qu’ils y puisent ce que ma mère faisait et que je fais toujours, inlassablement, car j’aimerai tant qu’elles se vérifient par et pour eux, tant l’appartenance n’est pas simplement une moitié de, un demi de nous-même :
    “ces enfants illustrent combien l’appartenance n’est pas une réalité logique” …. “Je n’ai pas choisi cette attache, elle s’est développée sans que je ne m’en rende compte à partir d’un lien affectif”…. “Rien dans le processus de construction identitaire ne découle d’un choix rationnel”…”Ce patrimoine n’est ni double, ni trouble, il dépasse simplement les frontières établies”. …. “lorsque l’injonction est faite aux individus aux origines multiples de choisir, un malaise se fait sentir car il s’agit de séparer ce qui se présente comme un tout” … “terreau singulier sur lequel se bâtissent les histoires collectives et le travail de mémoire”.

    Merci Yannis de mettre ainsi des mots sur nos actes. Prenez tous les nouveaux angles que vous voulez, mais n’arrêtez.
    Sophia

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