Visiter “l’île des fous” pour y voir plus clair

Aucun cube blanc, pas de volets bleus ni de rues étroites. Lorsqu’on arrive à Lakki, on ne sait pas très bien où l’on met les pieds. Les repères habituels ne sont d’aucune utilité. Ce n’est pas l’état délabré des bâtisses qui crée cette impression, mais leur architecture moderniste, datant du début du 20ème, dans une tentative faite par les Italiens qui ont occupé l’île de 1912 jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Mais il n’y a pas que ça. Les rues sont amples, les magasins sont éparpillés dans la bourgade qui n’a pas vraiment de centre, si ce n’est cet étrange rond-point qu’on ne sait pas comment aborder, trop vague et bordé d’une route, tangente fréquentée qu’il faut traverser à sa sortie ou à son entrée en perdant toute priorité.

Lakki ressemble à l’une de ces banlieues résidentielles chic d’Athènes, puis quelques pâtés de maisons plus loin à une ville peu entretenue. Sa baie est large de plusieurs centaines de mètres. La rive qui fait face au port est une zone militaire. L’œil est attiré tout de suite de ce côté-là par un immeuble en ruine. Si on ne connaît pas l’histoire du lieu, on pense que la bâtisse était assez majestueuse. Peut-être parce qu’elle était initialement une base italienne. Par la suite, elle a été un foyer où étaient placés les enfants des vaincus de la guerre civile, puis une prison où étaient internés les opposants politiques durant la dictature. A côté, se trouve le bâtiment central d’un asile psychiatrique dont les conditions d’internement laissent penser que les Grecs ont aussi leur part de barbarie.

© Théophile Bloudanis

On ne peut accéder au bâtiment, il est situé dans une zone militaire interdite au public. Un vieux panneau jaune rappelle l’interdiction de passer et de photographier. Dans la mesure où il n’y a pas de barrière, j’ai été tenté d’ignorer ces directives pour atteindre la prison. Mais la présence policière est importante en ce lieu, complétée d’agents de sécurité employés par des compagnies privées. Ils ne protègent bien entendu pas les immeubles abandonnés, ils contrôlent l’accès au camp de réfugiés et ses allées. Il s’étend sur près de 150 mètres le long de la mer et autant de grillages surmontés de fils barbelés.

Les « isobox », les cases en préfabriqué, se succèdent, au milieu d’un terrain tout en béton qui intensifie la chaleur. Le coin « promenade », qui est aussi le point où l’on peut, aux horaires convenus, retirer ses repas, est placé à l’ombre d’une bâche bleue, surveillée par des policiers. La seule différence avec une prison, c’est que la porte pour entrer ou sortir du camp est ouverte. Les personnes placées en attente d’une décision « administrative » ont alors le choix de marcher trois kilomètres pour aller à Lakki ou se faire conduire par l’un des deux vans de l’une des dernières ONG – Echo 100 plus – encore présente ici pour se rendre dans des locaux où ils peuvent suivre des cours de langue, s’adonner à des activités artistiques, et se rappeler aux détails d’une existence banale (lisez le livre à peine paru d’Isabelle Guisan, Hors sol). Toute cette activité se déploie au cœur d’une zone où les bâtiments et les véhicules laissés à l’abandon jouxtent des petites villas rénovées dans lesquelles a été réorganisée et redimensionnée l’ancienne institution psychiatrique. Un peu plus loin, sur les hauts, se trouve une villa – l’ancienne maison du gouverneur italien – où, dit-on, Mussolini aimait venir se reposer en été. Nous sommes sur une île, nous sommes en Grèce, nous sommes à Leros qui porte quelques stigmates.

© Théophile Bloudanis

L’activité touristique se déploie sur l’autre versant de l’île dans la baie d’Aghia Marina. L’eau, claire, les villages à flanc de colline et les cafés rassureront les touristes inquiétés par ce condensé d’histoire sombre, toujours en cours. Ils risquent de repartir de Leros intrigués. S’ils vont en direction de Patmos, l’ile chérie par de nombreux Viennois, Parisiens, Milanais, Londoniens et… Suisse-romands (Lausannois, si vous voulez vous éloigner de la Palud, passez votre chemin en juillet ou en août), l’intrigue se dissipera rapidement face à un décor léché, une atmosphère douce, un peu superficielle. L’île a attiré quelques têtes connues et/ ou fortunées – David Bowie y a eu longtemps une maison – et, du même coup, les « wannabe » à leurs trousses.

© Théophile Bloudanis

Si Patmos flatte un philhellénisme en chemise en lin, Leros présente un tissu plus rugueux. Elle est de ces lieux en Grèce dont l’identité est hybride. Ces bourgades sont nombreuses, en particulier sur le continent, moins charmantes, trop tranquilles et abandonnées des centres. Elefsina (Eleusis) en est un autre exemple, petite cité à côté des raffineries, des chantiers navals, et de hauts-fourneaux, située en bord de mer sur la route entre Corinthe et Athènes. A son approche, à la hauteur de Skaramanga, on s’étonne de voir quelques hôtels, de passe en fait. La ville est le fief des Pangalos, famille qui compte un ancien ministre socialiste des affaires étrangères, alors que son grand-père fût à la tête d’un bref gouvernement autoritaire entre 1925 et 1926. Les cafés y sont nombreux, le bord de mer est plaisant, et en fin de compte on peut se surprendre à vouloir rester dans ce coin où une mafia locale assure ses petites affaires.

Je tiens beaucoup de ces informations de Nicolas Bloudanis, le père de Théophile – toujours le même, le photographe de ce blog dont la parenté et/ ou les amours se révèlent décidément des mines d’information. Je pourrais présenter Nicolas comme un trait d’union : grec par ses deux parents, patmiote (de Patmos) par sa mère, né en Grèce, émigré en Suisse lorsque son père devait prendre en 1967 la direction de l’hôpital de Kalimnos et dût renoncer à cause du coup d’état, arrivé à Saignelégier où son père exerça son métier de chirurgien de la main en pays horloger, docteur en histoire, capitaine de bateau, ancien enseignant à l’école professionnelle de la Chaux-de-Fonds, ancien chef de service de la police des étrangers du canton de Neuchâtel, retourné vivre à Patmos où il tint tour à tour un magasin d’outillage pour les pêcheurs puis une librairie, auteur de romans, d’essais et d’ouvrages d’histoire, co-auteur de documentaires sur la crise grecque, parti s’installer à Leros, féru de batailles militaires qu’il rejoue et réinvente avec ses fils, amoureux un temps d’une femme d’Elefsina, et membre de l’association des amis de l’hôpital de Patmos, que son père fit bâtir avec l’appui des amitiés gréco-suisses.

© Théophile Bloudanis

Il n’est pas un « secundo », il est un binational enraciné dans deux terreaux différents. Il parle un grec limpide, ouvert et articulé. Son français est ancré aux montagnes jurassiennes, plein d’un accent rond et décidé. Dans une langue et dans l’autre, il dit la même chose mais différemment. Ses vues sur la Grèce sont tranchées. Il voue une affection profonde au pays mais il ne l’épargne pas. Il ne supporte pas les plaintes et les pleurs d’une société qui ne s’est jamais contenue dans ses excès. Il déplore la dépendance qui lie les Grecs aux puissances étrangères jusqu’à leur manière de les rendre responsables de leurs malheurs. Il connaît les factions d’une société divisée en clans depuis son indépendance et qui n’a jamais cessé depuis. Il connaît le jeu des procédures, le statut des règles toujours négociables. Il sait l’ambivalence de ce jeu qui suppose non l’absence de règles – comme on le croit trop souvent – mais l’adjonction permanente, presque logique, de normes officieuses, locales, invisibles au non initié. Les interdépendances sont complexes et multiples en Grèce. Nicolas a trouvé les Grecs, mais il cherche encore la société, le projet. Il s’en amuse, mais lorsqu’il se reprend, on sent une déception. Et pourtant, il reste au pays, dont il vante la liberté et cherche à saisir la clé, depuis Leros, lieu tout désigné à cet effet, recto-verso d’une carte postale. Son patriotisme est pragmatique et critique, sévère et aimant, en un mot hybride, il en incarne une des formes les plus sincères.

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)

2 réponses à “Visiter “l’île des fous” pour y voir plus clair

  1. merci pour cet article.
    il me semble, pour léros, que quelques liens méritent d’être suivis : tout d’abord, un vraiment extraordinaire documentaire en 3 parties sur YT (sous titré anglais)
    https://youtu.be/LKOQbDHTLNk
    https://youtu.be/eV77eYPMWAo
    https://youtu.be/jx1XGnt6NRU
    ensuite ce texte sur léros publié in extenso sur le net de félix guattari, “de léros à la borde” : https://journals.openedition.org/lectures/7622
    et cet article de blog sur le sujet (mais d’autres articles concernent également léros) : https://cafemusique.wordpress.com/?s=leros
    je crois, devant ces images qui au premier abord semblent effroyables, qu’il faut se demander ce qui est pire : des malades cloués au lit par la grâce de la camisole chimique ou cette bande de mecs à poil, baveux, mais jouissant d’une certaine “liberté”.
    au début de la crise grecque (qui après 10 ans commence à ressembler à un système), le directeur de l’asile de léros faisait un appel à l’aide non pas pour des médicaments, mais pour de la nourriture… (inutile de dire que la situation actuelle des différents lieux de contention plus ou moins volontaire, prisons, asiles, hôpitaux, maisons de retraite, est au mieux difficile, au pire carrément catastrophique)

  2. Merci pour ce voyage à Leros, moi qui passe mes vacances à Kalymnos, vous avez suscité ma curiosité… J’irai voir ma voisine !
    Nikos, petit fils de Smyrniotes, fils d’athénien de Nea Ionia, francais de naissance, φιλικά

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