Anna, une jeune fille grecque

Pour 2500 livres sterling, les abonnés du quotidien britannique The Guardian étaient invités dès le 31 mars à prendre part à un séjour itinérant de près de quatre semaines en Grèce pour y découvrir les conséquences des crises financière et migratoire. Le descriptif prévoyait un départ au milieu des vignes de l’île de Samos, une des zones touristiques de Grèce les plus connues et les plus anciennes, que le gentil organisateur décrivait comme un lieu, forcément, « pittoresque ». Après avoir dégusté le vin sirupeux du coin, les apprentis seraient allés vers plus d’amertume à la rencontre des « vrais » gens qui auraient bravement et docilement répondu à toutes leurs questions avec l’aide bienveillante de la correspondante locale. Depuis, le quotidien a retiré son offre et s’est excusé.

Tourisme de crise

L’existence de ce tourisme de la crise n’a rien d’inédit. L’été dernier, à Athènes, je me souviens d’avoir croisé un couple accompagné d’un guide à l’entrée du champ de Mars, celui d’Arès pour être précis, devant un camp de fortune, où en guise de tentes on trouvait des parapluies, placés là pour délimiter vaguement des territoires, offrir un peu d’ombre et une intimité aussitôt remise en question par la rue passante. Il n’était ainsi par très compliqué de déterminer la substance qu’une personne très abîmée était en train de s’injecter. De son côté, le guide racontait à ses clients ce qu’ils auraient pu lire dans n’importe quel papier du Lancet sur la Grèce de la crise et son système de santé. Mais, en référence certainement à la tente de Malinowski – anthropologue polonais, instigateur de l’observation participante – ils se sont dit qu’ils feraient bien de venir se planter là, pas trop longtemps quand même et sous la protection d’un indigène, juste pour vérifier que ce que l’on pouvait lire un peu partout était correct.

Nous avons tous eu ce réflexe, Grecs de l’étranger ou touristes (ou les deux à la fois), dès 2009, de demander avec une certaine gravité au premier taxi venu « alors, comment se présente la situation ? ». Du jour au lendemain, pour beaucoup (et j’en suis), les Grecs sont devenus des témoins. Pour beaucoup aussi, la chasse aux oursins prenait une tournure militante puisqu’elle permettait en parallèle de dépenser des devises auprès de gens qui en avaient besoin. D’ailleurs, face à l’offre du Guardian, nombreuses ont été les réactions rappelant la nécessité d’aller visiter ces pauvres insulaires. L’argument n’est pas faux, mais il n’est pas tout à fait exact non plus.

© Théophile Bloudanis

Les Anargyres

D’une part, les îles sont certes dépendantes du tourisme mais elles sont, pour la plupart, riches de cette économie (comparez les prix immobiliers dans la ville très continentale de Larissa et sur l’île de Mykonos). D’autre part, l’économie est l’une des rares industries d’envergure du pays, mais encore faut-il que ses apports fiscaux fonctionnent à plein (ainsi la hausse de la TVA a-t-elle fait l’objet d’une forte controverse lorsque les îles ont perdu, partiellement, leur taux spécial). Plus de vingt millions de touristes sont annoncés pour la saison qui débute : on commence à en croiser en short et tongs autour de l’Acropole, alors que de nombreux Athéniens sont encore en doudoune. Iront-ils visiter la commune d’Agioi Anargyroi (qui se prononce : Ayï Anarguiri), faubourg du Nord-Ouest d’Athènes ? Rien n’est moins sûr.

Les Anargyres sont des martyres du 4ème siècle après Jésus-Christ, réputés pour être des médecins-chirurgiens qui ne demandaient aucun émolument en échange de leurs interventions. Littéralement « An-argyre » signifie « sans argent ». La commune qui leur rend hommage n’offre aucune prestation médicale particulière (contrairement à la pléthore de praticiens privés que l’on retrouve dans les communes riches), mais comme eux elle ne roule pas trop sur l’or. Elle s’étend comme dans un étroit couloir le long de l’autoroute. C’est une commune tout à fait ordinaire dont l’avantage indéniable est d’être connectée aux chemins de fer la reliant au Pirée et au centre d’Athènes.

C’est Théophile Bloudanis, le photographe de ce blog, qui m’y a conduit. Sa petite-amie, Anna, habite avec sa mère dans une petite maison qu’elle loue près de la gare, à côté d’une piste en tartan de deux kilomètres que se partagent les cyclistes et les piétons. A cinq minutes de là, après nous avoir fait traverser l’avenue de la Démocratie – Dimokratias, qui commence quelques centaines de mètres plus au sud, à un carrefour où elle prend ses distances avec l’avenue Andreas Papandréou – Anna nous emmène dans un parc qui porte le nom d’un ancien maire d’Athènes, Antonis Tritsis.

© Théophile Bloudanis (Parc Antonis Tritsis)

Le plus grand parc d’Athènes

Ce parc (de 110, 370, ou 485 hectares, selon que l’on consulte son site internet  ou un article du quotidien Kathimerini en 2011) fait office de réserve naturelle depuis un décret de 1993, il est propriété de trois communes. Il aurait pu être plus grand, si la commune d’Agioi Anargyroi n’avait pas vendu sa parcelle pour y laisser bâtir un centre commercial. Le parc s’étend autour de marais dont on retrouve les dernières acres en bordure d’un petit lac. Il offre toutes les commodités aux adolescents pour vivre leurs premiers émois et aux ornithologues pour observer de drôles d’oiseaux que la proximité urbaine n’effraie pas.

C’est en fait le plus grand parc de la région d’Athènes. Sa partie aménagée compte deux attractions : une immense fontaine vide et un chemin de fer où ne circule plus le petit train pour lequel il avait été conçu. Fixez-vous sur les infrastructures abandonnées, vous aurez tendance à penser que le parc se transforme en terrain d’autant plus vague que l’anatomie imposante du supermarché domine. Le capitalisme conquérant a vaincu ! Perdez-vous dans la verdure, gagnez quelques promontoires, observez les promeneurs, les amoureux, les familles ou les sportifs qui investissent le parc en fin de journée, et vous éprouverez une douceur rudimentaire, très ordinaire. Il reste donc bien encore quelques fleurs bleues, même loin des bords de mer. Si la crise a précarisé des franges de la population grecque, elle a aussi pour effet d’avoir figé le regard que l’on est susceptible de porter sur la Grèce et ses habitants.

© Théophile Bloudanis

La « vie bonne »

Il serait par exemple tentant de dresser un portrait d’Anna en victime de la crise, ou en incarnation de résilience. Anna avait dix ans lorsque la crise a débuté. Ses parents ont émigré de Pologne avant sa naissance. Bonne élève, elle semble être une jeune fille studieuse et travailleuse. Elle déplore les conditions dans lesquelles elle étudie, mais pas pour les raisons qui devaient convaincre les lecteurs du Guardian de se délester de près de 4000 francs. Au polytechnique, où Anna s’est lancée dans une licence en physique, divers mouvements estudiantins disposent d’un pouvoir de mobilisation d’autant plus fort que les lieux, en matière de lutte, ont une réputation historique à défendre. Anna le vit comme une nuisance, elle s’agace des interruptions de cours voire des annulations qu’ils imposent. Elle se moque des luttes de factions et des éternels militants. Elle ne participe à aucune de leur manifestation. Elle n’est pourtant pas dupe de la verticalité sociale en Grèce et de sa reproduction.

Anna est calme, ironique, indépendante et directe. Anna est trésorière d’une association qui vient au secours des animaux domestiques. Elle est aussi bénévole au Festival des sciences d’Athènes. La jolie maison qu’elle et sa maman occupent  leur a permis d’accueillir deux chiens, Harvey et Yolo. Si l’occasion se présente, Anna quittera la Grèce. Anna est l’enfant honnête, joyeuse, un peu résignée de la crise. Et, la tête bien sur les épaules, à la recherche d’une « vie bonne », elle finira logiquement par abandonner le nid.

Ce ne sont pas des oiseaux, ce sont nos enfants

La semaine dernière, j’évoquais le cas sensible de Vasilis Dimakis. L’histoire se termine bien. Mais le futur avocat a dû mobiliser des moyens extraordinaires – grève de la faim pendant près d’un mois, recours successifs, grève de la soif – pour arracher au final, et sous le régime de l’exceptionnalité, une décision bien ordinaire fondée sur la loi qui lui reconnaît le droit d’étudier.

Photos Théophile Bloudanis

 

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)

Une réponse à “Anna, une jeune fille grecque

  1. Bonjour,
    Mon grec n’est (de très loin) pas assez bon pour que je perçoive ne serait-ce que quelques parcelles de ce que vous exposez ici et je regrette beaucoup de ne pas avoir découvert votre blog plus tôt. Mais le vrai but de mon message est ailleurs: dans quelques semaines je me rendrai en Grèce probablement pour la trentième fois (à Paros en l’occurrence) et je me demande comme bien souvent dans le passé où je devrais me situer, comment je devrais me comporter, entre le lecteur type du Guardian et le visiteur “idéal” de la Grèce. J’y serai xénos, étranger et hôte à la fois. Comment être digne de l’accueil des Grecs ? La première fois, en 1957, heureux temps, je ne me posais pas la question et le temple d’Apollon à Delphes n’était pas entouré de barrières. J’ai dormi sur son soubassement. Peut-être était-ce un manque de respect? Un peu plus tard, j’ai vécu et enseigné à Kiphissia dans un institut fermé peu après par les colonels. Bref, j’ai vu la Grèce beaucoup changer depuis ma première visite. Et depuis hier je suis atterré par les nouvelles de Mati et de Raphina.
    Vous aussi sans doute. Toute ma sympathie.
    Bien à vous
    Pierre
    P.S. Et merci pour l’étymologie des Aghiy Anargiry qui m’intrigue depuis 70 ans !

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