Petite sismographie politique : la Grèce et ses manifestants

Lundi 15 janvier 2018 aux alentours de 22 heures 30, la terre a tremblé à Athènes. L’institut grec de géodynamique (G.I) a communiqué quasiment en direct : magnitude de 4.4 sur l’échelle de Richter, épicentre situé à 5 km de profondeur dans la région de Marathon à 29 km du centre d’Athènes. Un séisme dense, mais bref. Il est presque passé inaperçu dans les médias : aucun dégât particulier, secousse habituelle et rituelle.

Le même jour à 19 heures, place Syntagma au centre d’Athènes, manifestation à l’appel des syndicats, alors que s’achevait une journée de grève, principalement dans les transports. Cinquantième journée du genre depuis le début de la crise pour s’opposer à un exercice tout aussi coutumier : celui qui consiste à faire passer des lois au contenu très disparate, reprenant les conditions posées par les institutions européennes au versement d’une tranche supplémentaire prévue par le dernier – espère-t-on du côté du gouvernement Tsipras – mémorandum. La loi est passée, et le versement devrait se faire.

Ce qu’il y avait de frappant au soir du 15 janvier sur la place Syntagma (on a pu en voir ici ou là quelques compte-rendu), ce n’est pas la segmentation du cortège qui démontre qu’en dehors du dénominateur commun anti-austérité le front d’opposition est dispersé, c’est surtout sa faible envergure. Sur le contrebas de la place, quelques jeunes immigrés jouent balle au pied, les passants passent et, afin d’accéder aux grandes enseignes commerciales de la rue Ermou, ils profitent de l’espace vacant entre deux sections du cortège pour traverser. Sur le haut de la place, dans la partie dévolue aux Evzones, les manifestants occupent une partie congrue de l’espace. Ils se sont amassés au pied des escaliers qui permettent l’accès à la porte principale du Parlement. Au sommet des marches, les brigades anti-émeutes les bloquent. Sur les murets attenants aux escaliers, des journalistes caméras et appareils photo au poing. Quelques détonations, quelques assauts, quelques cris, dix secondes de canon à eau, de brefs mouvements de foule, des pierres, des fumigènes, puis aux alentours de 22 heures la manifestation est pliée : aucun dégât particulier, secousse habituelle et rituelle.

Tout ceci est certainement à mettre au crédit de la fatigue et de la résignation ambiante. L’austérité s’est imposée à l’usure. Rien n’est moins certain si l’on s’intéresse à l’« autre » manifestation qui s’est déroulée ce dimanche 21 janvier à Thessalonique. Plus de 90’000 manifestants rassemblés pour clamer haut et fort que la « FYROM » voisine (Former Yugoslavian Republic of Macedonia) ne peut prétendre se nommer Macédoine. Rassemblés à New-York sous l’égide de l’ONU la semaine dernière, les représentants des deux gouvernements se sont approchés d’un compromis.

Le conflit dure depuis près de 25 ans. A l’époque, la prétention de l’actuelle FYROM à s’appeler Macédoine avait suscité une vaste mobilisation en Grèce. Les autorités politiques, morales et intellectuelles du pays, toutes orientations confondues, s’étaient retrouvées autour de l’argument historique, pour qui la Grèce moderne est la dépositaire de ses illustres ascendants antiques, parmi lesquels Alexandre Le Grand (Macédonien peut-être, mais Grec avant tout). A cette historiographie en carton-pâte étaient associées des craintes plus légitimes. Au moment où Skopje obtenait son indépendance, le nationalisme exacerbé allaient mettre à feu et à sang les Balkans. Il n’était alors pas clair si la revendication de Skopje de devenir la nation macédonienne ne cachait pas un motif d’expansion, susceptible d’étendre les prémisses du conflit yougoslave au Nord de la Grèce. C’est précisément l’argument qu’avait fait valoir un texte célèbre en Grèce, datant du 28 mars 1992, et signé notamment par Odysséas Elytis (poète, prix Nobel de littérature en 1979) et Mélina Mercouri (artiste et ministre de la culture socialiste dans les années 90). La même année, une manifestation similaire rassembla près d’un million de personnes dans les rues de Thessalonique.

Les 90’000 manifestants ne pèsent pas lourd face au million de personnes dans la rue vingt-cinq ans plus tôt. La crise, le temps, et le fait que les premiers ministres grecs et macédoniens appartiennent au même bord politique ont quelque peu calmé les ardeurs nationalistes. Mais si l’on prend pour point de repère la faible mobilisation syndicale du 15 janvier dernier (20’000 manifestants entre Athènes et Thessalonique), la mobilisation de dimanche prend une toute autre ampleur. La grandeur bafouée du pays antique offre une opportunité parfaite pour remettre en selle les mouvances d’extrême-droite. Celles-ci non seulement n’ont pas hésité à bouter le feu aux locaux abritant des initiatives solidaires (notamment une école destinée aux enfants migrants), mais ont surtout pu composer avec le mot d’ordre général selon lequel le gouvernement rassemblait des traîtres à la patrie… Tout ceci n’a rien d’anodin alors que les effets concrets et durables des coupures budgétaires de ces dix dernières années continueront à se faire sentir même lorsque la Grèce ne sera plus sous la tutelle européenne.

L’usure nourrit une colère plus sourde, mais aussi plus profonde que la stupeur et le scandale du début de crise. Prenons l’exemple de la santé : malgré la couverture universelle promulguée en novembre 2016, une proportion importante de Grecs renoncent à consulter; les hôpitaux luttent avec un succès mitigé pour maintenir leur équipement technique ; la prise en charge psychiatrique, bien qu’améliorée, manque de main d’œuvre ; enfin, selon la Fédération Hellénique des Médecins Hospitaliers (POEDIN), depuis 2007, près de 12’000 médecins ont quitté la Grèce alors que 6’000 postes locaux ne trouvent pas preneurs… Ces lacunes systémiques créent chaque jour leur lot de frustrations, qui s’associent aux autres renoncements quotidiens et à l’absence de perspectives. Dans une telle configuration, le recours à la terminologie de la traîtrise risque bien de déborder la seule question de la Macédoine. La manifestation du 21 janvier dernier pourrait ainsi être le point de départ d’une union des forces réactionnaires et populistes, dont les mouvements les plus extrêmes, néo-nazis, auraient beaucoup à tirer. Le séisme en serait bien plus retentissant.

 

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)

4 réponses à “Petite sismographie politique : la Grèce et ses manifestants

  1. Hélas, il n’y avait pas que l’extrême-droite au défilé surréalo-nationaliste de Thessalonique, et n’oublions pas que le parti national-populiste de droite ANEL (“Grecs indépendants”) siège au gouvernement.

    1. Vous avez raison. L’ambiguïté de la Nouvelle Démocratie, dont de nombreux représentants étaient présents dimanche, tout autant que celle de Syriza participe à réinstaller/cautionner l’extrême droite.
      Yannis Papadaniel

  2. Je ne vois pas ce que la manifestation avait de surréalo-nationaliste, protéger notre histoire et notre culture est vital. La Grèce reçoit des provocations de tous ses voisins, ils revendiquent tous nos territoires et notre souveraineté. Au 21ème siècle, porter un drapeau signifie appartenir à l’extrême droite, ce sont des préjugés de notre époque et je ne suis pas d’accord avec ça. Dimanche, il y avait beaucoup plus que 50 000 personnes, les médias ont usés de la propagande, mais la vérité c’est qu’environ 500 000 Grecs si pas plus ce sont exprimés. Mais le peuple n’est pas dupe, il est bien conscient et il ne veut plus être dirigé par des gouvernements corrompus. La vérité, c’est que le peuple grec en a marre d’être malmené, il le fait savoir et sans l’aide d’aucun parti politique! Bien à vous

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