Colorful Darkness

Le millésime 2017 des jeux vidéo suisses présentés à la Gamescom

La Gamescom de Cologne est l’occasion de prendre le pouls du «jeu vidéo suisse». Invité par Pro Helvetia pour la seconde année, voici dans ce deuxième et dernier billet un survol de quelques-uns des jeux présentés.

Pour rappel, le premier billet dévoile le contexte dans lequel on découvrait les jeux suisses au coeur de cet événement rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes.

Côté business

Sur le stand de Pro Helvetia, estampillé #SwissGames, les jeux sont comme à l’habitude très diversifiés, qu’il s’agisse de la plateforme (VR, desktop, mobile, console) ou du type de jeu (shooter, puzzle, plateforme, couch game, etc.). C’est une des forces de cette sélection: tout le monde devrait pouvoir y trouver son compte.

À noter que la majorité des créatrices et créateurs présents apparaissaient pour la première fois dans une délégation de Pro Helvetia.

Les jeux d’aventure

Colorful Darkness est un jeu prometteur associant aventure en mode point & click et phases de programmation à la manière de Quadrilateral Cowboy, meilleur jeu indépendant de la GDC cette année. «Pensé à l’occasion de la Post-Human Game Jam en 2014, le jeu est longtemps resté en pause, explique David Roulin, l’un des auteurs du jeu. Puis, j’ai reconstitué une équipe il y a plus d’un an. Cet été, le jeu a été présenté à la DEF CON, célèbre convention de hackers se déroulant aux États-Unis, grâce au soutien de Pro Helvetia. Cette communauté a vraiment apprécié le jeu que nous faisons. On y a récolté des feedbacks incroyables.»

À ce stade, le moteur du jeu est prêt et le character design également. Les premiers plans de l’aventure étaient présentés à la Gamescom. Par contre, le terminal permettant de hacker des machines dans le jeu est encore à l’état de prototype: faut-il donner la plus grande liberté possible ? ou au contraire, doit-on pouvoir terminer le jeu sans avoir à taper une seule ligne ? comment rendre le jeu accessible au plus grand nombre ? Des questions peu évidentes à résoudre: les choix qui vont être faits auront probablement un impact non négligeable sur la durée de développement du jeu.

 

 

Projet de Bachelor de Julia Bohren et Andres Bucher pour la filière en game design de l’école d’art de Zürich (ZHdK), Gottlieb – a Desperate Journey propose une aventure à la première personne basée sur une vieille légende suisse. Une créature hanterait la montagne, où le héros que l’on incarne s’est retrouvé isolé. Il s’agit de sauver sa peau sans attirer l’attention du monstre.

Les actions à réaliser sont limitées et consistent principalement à explorer et fuir. Expérience courte dans la version de démonstration présentée, l’ambition du groupe pour l’avenir de leur projet est d’approcher des musées ou toute autre sortie d’organisateur d’événements publics et de leur proposer de réaliser des installations de ce type, adaptées à leur contexte avec un objectif pédogique.

 

 

Les inclassables

Réalisé comme projet de Master par Patrik Toth et Daniel Gonçalves, deux étudiants de la ZHdK, The Cathartic Escape est une expérience dangereuse pour les personnes ayant la malchance de passer à proximité de la joueuse ou du joueur [1]. Ce jeu, initié dans le cadre de leurs études, est une étude sur le développement d’un même concept pour une interface en réalité virtuelle (ici le HTC Vive) et pour une interface plus «classique» d’ordinateur. Plongé dans une pièce sans fenêtres, une voix nous donne des instructions et nous incite à détruire les objets disposés autour de nous. Au fur et à mesure que l’on traverse les pièces, on continue à tout détruire, l’inventaire se développant à la manière de la majorité des FPS, mais surtout du film Falling Down (Schumacher, 1993) en commençant par des «armes anodines» (brique) et en montant en puissance (batte de baseball), provoquant une certaine excitation au fur et à mesure que la destruction s’intensifie.

Le résultat est plutôt réussi pour ce qui est de l’immersion: on se prend au jeu, on veut mettre en pièces cet environnement, et on y prend plaisir. Il n’est pas certain que le jeu connaisse un développement ultérieur, mais il sert déjà à confirmer le fort potentiel de la réalité virtuelle en terme d’immersion.

 

 

Un jeu du stand suisse un jeu a quelque peu divisé pour des raisons évidentes. Créé à l’occasion de la Global Game Jam 2017Sea of Fatness propose une esthétique «trash» visant à faire exploser le président actuel des États-Unis en faisant «surfer» une bombe sur une «mer» de personnages obèses et nus. L’un des auteurs, Beat Kunz, travaillant habituellement sur des serious games en milieu médical, revendique le décalage total de ce jeu: «The world is so bizarre today. This is how I react as a game designer.»

Le game design de celui-ci n’étant (pour l’instant?) pas spécialement intéressant (cliquer sur l’écran fait apparaître un hamburger qui attire la «mer» de personnages et permet de déplacer la bombe…), les auteurs pourront déjà être satisfaits s’ils sont repérés par l’un ou l’autre youtuber (pour le 20 minutes d’outre-Sarine c’est bon). Un objet toutefois intéressant en ce qu’il va permettre d’observer quelles seront les réactions face à un jeu suisse «politiquement incorrect».

 

 

Hana Hana est une installation en réalité virtuelle proposant de créer des colonnes de mains dans un décor fait de sable, d’eau et de cailloux. On vise un point de l’espace et on y fait pousser un bras et une main au creux de laquelle un autre bras et une autre main vont croître et ainsi de suite tant que la gâchette reste pressée. Mélodie Mousset, co-auteure du jeu, insiste beaucoup sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un jeu. Et en effet, Hana Hana n’offre aucune clé d’interprétation et laisse le soin au joueur ou à la joueuse d’y voir un intérêt, et au final de s’amuser avec.

 

 

Les jeux à sessions courtes

Également présenté cette année à la Game Developers Conference de San Francisco, Spells of Genesis est un jeu déjà disponible pour plateformes mobiles (smartphones et tablettes, iOS et Android). Dans un contexte d’heroic-fantasy, il s’agit d’un jeu d’adresse – rappelant Orbital, autre jeu suisse –  autant qu’un jeu de stratégie, voire de gestion. C’est sur ces derniers aspects que le jeu apporte une grande originalité, puisqu’il permet d’acquérir des biens dans le jeu, et de les vendre ou revendre ensuite à d’autres joueurs, un concept original et très attendu reposant sur la technologie blockchain qui leur a permis de faire une importante levée de fonds et d’assurer le développement du jeu. Plusieurs cryptodevises sont disponibles en fonction des cartes que l’on souhaite échanger. La gestion des assets se fait à l’aide d’une seconde application, nommée Livre des orbes. La technologie blockchain permet en particulier d’assurer qu’une carte n’appartienne qu’à un et un seul propriétaire simultanément. Pour les dubitatifs, le jeu peut aussi être pratiqué sans aucune connaissance de cette technologie.

 

 

Modsork est un jeu que que l’on retrouve régulièrement sur les stands de Pro Helvetia. En effet, David Canela, son unique auteur, est toujours à l’affût des retours du public. Chaque salon est l’occasion de présenter de nouvelles améliorations.

La session de jeu lancée, l’écran affiche une grille hexagonale sur laquelle des formes géométriques – ennemies! – apparaissent. Le joueur ou la joueuse incarne deux carrés, correspondant chacun à un joystick, et en les rapprochant peut créer un laser destructeur permettant de supprimer les éléments ennemis entrant en contact avec. La musique, enregistrée par David lui-même, est calquée sur les apparitions et disparitions des ennemis à l’écran pour un effet très réussi. Il s’agit même d’un élément central de gameplay. Des contacts avaient été pris avec Nintendo lors de la GDC de 2017 pour l’obtention d’un kit de développement pour la Switch, mais le succès de la console et l’importante demande qui en a découlé de la part des studios de développement auprès de Nintendo en a retardé l’obtention pour ce développeur indépendant.

 

 

Les jeux multi-joueurs

 

Je termine le compte-rendu de ma visite de la Gamescom 2017 avec des jeux multi-joueurs, dont mon gros coup de coeur à la fin de cet article.

Flux, travail de Bachelor de Yannic Hungerbühler dans la filière en game design de la ZHdK, propose un gameplay collaboratif et asymétrique. Celui ou celle qui manipule la souris peut balader librement à l’écran une boule jaune d’énergie avec laquelle il faudra intervenir sur l’environnement pour permettre à celui ou celle possédant le gamepad dans les mains d’avancer et d’atteindre la sortie du niveau. Car le gamepad permet de manipuler un second personnage, soumis lui à la gravité et donc fortement dépendant des actions de la souris.

Je n’ai eu l’occasion de parcourir que les tous premiers niveaux, mais le jeu se révèle prometteur avec son cette idée originale de gameplay collaboratif. Dans la culture vidéo-ludique, lorsqu’on présente une souris et un gamepad côte-à-côte, c’est le plus souvent pour réactiver les querelles stupides entre vertus des ordinateurs et des consoles. On est heureux de les voir ici en paix.

 

 

Grâce à des idées simples mais parfaitement réalisées, Retimed est immédiatement devenu mon coup de coeur du salon. Le jeu associe les ralentis de Max Payne avec les combats à la Super Smash Bros. Le jeu est fun, exigeant, gratifiant, et minutieusement équilibré à l’exception des recharges de munition lentes à arriver qui pousseront parfois la joueuse ou le joueur à sacrifier son personnage afin de pouvoir retourner le plus rapidement possible au combat (une forme de gameplay émergent qui ne serait peut-être pas un défaut au final).

Le character design doit encore être travaillé, une remarque encore plus valable pour les décors, un peu confus. La grande réussite du jeu est la gestion des ralentis, avec un impact particulièrement réussi sur le gameplay et une réelle plus-value au niveau du plaisir de jeu. Le chargeur de chaque arme est limité, et les munitions sont rares. Ainsi, on sera attentif à ne pas tirer toutes ses balles d’un coup, mais plutôt à saisir le meilleur timing pour appuyer sur la gâchette. C’est là que la surprise arrive: lorsqu’une balle arrive dans notre direction, le temps ralentit et nous laisse la possibilité de l’esquiver, voire de tirer sur le projectile venant dans notre direction afin d’en dévier la trajectoire. De l’aveu de Annika Rüegsegger et Max Striebel, auteure et auteur du jeu dans le cadre de leur Bachelor à la ZHdK, l’introduction du bullet time a demandé de tester de nombreuses versions pour finalement retenir un version localisée autour des deux personnages concernés seulement : le tireur et sa cible. Pendant un ralenti, les autres joueurs continuent à vaquer innocemment. Une idée brillante parfaitement réalisée.

On remarque également très rapidement que le personnages est facile à maîtriser. «Nous voulions que ce soit facile de monter sur les plateformes afin de ne pas casser le flow, précise Anita Rüegsegger. C’est pour cela par exemple que nous avons intégré le wall jump et le double saut.»

Les deux étudiants ont prévu de ne pas poursuivre leurs études en Master afin de pouvoir sortir le jeu en early access début 2018, avec une date de réalisation à l’horizon 2019. Les seules plateformes annoncées pour l’instant sont Windows et Mac, mais on adorerait pouvoir retrouver ce jeu sur les consoles de salon. L’attente jusqu’à sa sortie va être longue.

 

 

[1] Démonstration dès 2min29. (Merci David J. !)

 


L’image d’en-tête est tirée du jeu Colorful Darkness du studio Piñata Punch.

 

Yannick Rochat

Yannick Rochat est collaborateur scientifique et chargé de cours au Collège des Humanités de l’EPFL. Il est co-fondateur de l’UNIL Gamelab.