Illustration réalisée par Joakim Monnier, artiste/illustrateur à Neuchâtel  JO MO - AV - Swiss Artist

Manager ou enfanter, il faut choisir

En date du 7 février 2022, les tribunaux neuchâtelois ont rendu un arrêt attendu en matière d’égalité.

Dans les faits, d’un côté, une employée en âge d’enfanter et de l’autre, le géant des « Happys Meals ». Au milieu, un poste de manager à repourvoir, un congé demandé en vue de la cérémonie d’un mariage, et des propos tenus par la gérante du restaurant dans le cadre d’une discussion quant à un poste à repourvoir de manager. Invoquée par l’employée, la violation de dispositions de la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes du 24 mars 1995 (ci-après : LEg), en vigueur depuis plus de 15 ans et ayant pour but de promouvoir dans les faits, l’égalité entre femmes et hommes.

Cet arrêt rappelle les bases de la notion de harcèlement sexuel ou sexiste dans les relations de travail. De tels comportements constituent des atteintes à la personnalité (art. 328 CO) à la santé (art. 6 LTr), ainsi qu’une forme particulière de discrimination « à raison du sexe » (art. 3 LEg). Le Tribunal a retenu une violation de l’art. 4 LEg à défaut d’éléments de preuves suffisants pour retenir une violation de l’art. 6 LEg (discrimination à la promotion). Dans ce contexte, cela signifiait que la gérante du restaurant avait discriminé l’employée en lui disant que sa candidature au poste de manager du restaurant ne serait pas considérée en raison du fait qu’elle allait se marier engendrant de facto le risque d’une grossesse, tout en précisant qu’il en serait allé différemment si elle avait été un homme.

On entend par comportement discriminatoire au sens de l’art. 4 LEg, « tout comportement importun de caractère sexuel ou tout autre comportement fondé sur l’appartenance sexuelle qui porte atteinte à la dignité de la personne sur son lieu de travail ». La définition de l’art. 4 LEg comprend également tout « autre acte portant atteinte à la dignité du travailleur et ne relevant pas d’un abus d’autorité, mais contribuant à rendre le climat de travail hostile » (ATF 126 III 395, consid. 7, cité par WYLER/HEINZER, Droit du travail, 3e éd., Berne 2014, p. 873). A noter que les comportements récriminés par l’art. 4 LEg sont également les remarques concernant les qualités ou les défauts physiques ou les propos sexistes (KAUFMANN CLAUDIA, in Commentaire de la LEg, Lausanne 2007, art. 4 N 27).

Cet arrêt rappelle encore que l’art. 4 LEg trouve bien application lors d’interactions entre personnes du même sexe : une personne peut donc harceler une personne du même sexe « qui s’écarte[rait] du rôle attribué à son sexe », ce qui est même fréquent dans la réalité. Le harcèlement sexuel peut ressortir d’un comportement d’éviction par un supérieur hiérarchique, et est donné déjà par le fait de créer un « climat de travail hostile », ressenti comme tel par la victime (KAUFMANN, op. cit., art. 4 N 18, 21, 23) (consid. 5 du Jugement du Tribunal régional du littoral et du Val-de-Travers du 7 février 2022).
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D’un point de vue personnel, je salue ce jugement qui constitue une référence à une application sociale des tribunaux régionaux, de dispositions de protections de la personnalité des travailleurs. C’est également un signal de rappel bienvenu pour tous les employeurs et les employés actifs.

Non ! dans la jungle libérale de législation suisse, il n’est tout de même pas possible pour les détenteurs des moyens de productions de faire tout et n’importe quoi dans le seul but d’optimiser leurs profits. Que ce soit avec des femmes travailleuses, – comme il est ici question – mais également dans un sens plus large, quand il est question d’employés non-formés, âgés, malades ou ceux portant un nom à consonnance étrangère.

Cet arrêt donne ainsi non seulement une direction juridique à l’application des dispositions topiques de la LEg, mais permet également de poser la base d’une réflexion plus globale quant à des sujets et changements sociaux et sociétaux, dont nous sommes aujourd’hui tous acteurs.

Je souris, à la relecture du Jugement qui me conduit d’ailleurs définitivement à me poser la question suivante : la véritable discrimination dans toute cette histoire ne réside-t-elle pas dans le fait d’imputer à toute femme trentenaire une hypothétique volonté d’enfanter pour arriver à bout touchant dans son épanouissement personnel ? Si ce n’était pas le cas, elle serait suspectée ! Est-elle lesbienne ou alors stérile ? Quelle aurait été ma réaction à la place de la gérante ? Au-delà d’une volonté de ne pas lui donner le poste, aurais-je également pensé qu’une grossesse était à prévoir ? Est-ce que c’est mal ?

Je ne peux également m’empêcher de faire un lien avec le référendum lancé contre la Loi AVS 21, adoptée en décembre dernier par les Chambres fédérales. Dans les faits, soyons clair, d’un point de vue économique, au mieux cette grossesse, lui permettrait de cumuler des trous dans son capital LPP, qui découlerait d’une réduction souhaitée de son taux de travail durant quelques années. Car oui aujourd’hui encore une femme qui ne réduit pas son temps de travail pour éduquer ses enfants est une mauvaise mère, une arriviste, opportuniste, dénuée de tout instinct maternel (Elisabeth Badinter : biographie, actualités et émissions France Culture mais aussi : L’instinct maternel existe, et ce n’est pas une bonne nouvelle – Le Temps).

L’application de dispositions légales suffira-t-elle pour sortir de ses discriminations systémiques et endémiques que subissent les minorités dans notre société ?

Que pouvons-nous faire à notre échelle pour contribuer à ce changement de mentalité dans le respect de nos valeurs et surtout en restant bienveillants avec nos héritages moraux accumulés depuis notre naissance qui prendront plus d’une seule génération à se déconstruire. Quelle est la place du droit et de la jurisprudence rendue par nos autorités judiciaires dans ce changement ?

A défaut de réponse claire et définitive, j’espère que cette brève pourra ouvrir des perspectives de réflexions, au sein de vos foyers respectifs.

 

*Illustration réalisée par Joakim Monnier, artiste/illustrateur à Neuchâtel  JO MO – AV – Swiss Artist

Virginie Ribaux

Passionnée par toutes formes d’art et de luttes sociales, Virginie Ribaux nous amène par des contributions éclectiques jouant parfois avec la transgression à percevoir la vie à travers les questionnements d’une juriste trentenaire tentant de garder les pieds sur terre.

5 réponses à “Manager ou enfanter, il faut choisir

  1. “constitue une référence à une application sociale des tribunaux régionaux”

    Que voulez-vous dire ? Que ce tribunal s’est écarté de la loi et de la jurisprudence du Tribunal fédéral (malgré ses copié-coller d’arrêts du tf) pour exiger une “application sociale” de la loi ?

    Si c’est vrai, le législateur cantonal doit intervenir pour rappeler aux juges qu’ils doivent appliquer la loi, seulement la loi, et s’abstenir de faire de la politique dans leurs jugements….

  2. Il s’agit d’une question qui tourne en boucle dans la tête de tout employeur. Inutile de faire l’hypocrite, et je félicite l’auteur de l’article pour sa réflexion et la profondeur de son analyse!

  3. Excellent, merci Madame Ribaux pour cet article pertinent accessible et bien écrit!

  4. Merci Virginie pour cet article ! Les discriminations prennent parfois des formes insidieuses, et ce petit rappel juridique nous confirme que la lutte des droits humains et sociaux est loin d’être finie.

  5. Bravo pour votre travail en faveur de cette employée et pour votre commentaire frappé au coin du bon sens. Quelle excellente surprise de lire ce jugement pris en faveur de la “partie faible” et bravo à “Alice” pour sa détermination et son courage !!!

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