Multinationales responsables : des investisseurs se mobilisent en faveur d’un devoir de diligence obligatoire

Le jeudi 26 septembre 2019, le Conseil des Etats va décider s’il entre en matière sur un contre-projet à l’initiative pour des multinationales responsables et, dans l’affirmative, quelle version les sénateurs souhaitent adopter. Des investisseurs, tels que des banques, des gérants d’actifs et des fonds de pensions, suisses et étrangers, représentant ensemble plus de 800 milliards d’actifs sous gestion, ont envoyé une déclaration d’investisseurs aux membres du Conseil des Etats pour les enjoindre à soutenir le contre-projet.

L’initiative pour des multinationales responsables prévoit un mécanisme de responsabilité des entreprises en cas de violations des droits humains et de non-respect des normes internationales en matière d’environnement. L’initiative vise ainsi à éviter des violations fondamentales telles que le travail des enfants, la pollution de l’eau, le travail forcé ou encore le mépris des standards environnementaux.

En cas d’acceptation de l’initiative (ou du contre-projet), les multinationales ayant un siège en Suisse seraient responsables, en vertu du droit civil, des violations des droits humains ou des normes environnementales commises par les entreprises qu’elles contrôlent à l’étranger. Elles devraient dès lors assumer leur responsabilité civile pour les dommages commis à l’étranger, sauf si elles parviennent à prouver qu’elles ont pris toutes les mesures possibles pour empêcher un tel dommage.

Cette notion de devoir de diligence obligatoire – qui, en matière de droits humains, est basée sur les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme (“Ruggie framework”) et s’aligne sur les principes directeurs pour les entreprises multinationales de l’OCDE, -est clé pour les investisseurs soucieux d’intégrer de manière crédible des facteurs environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance (ESG) dans leurs décisions d’investissement. Des violations des droits humains ou des standards environnementaux peuvent avoir un impact financier majeur sur les investisseurs. Le devoir de diligence est ainsi devenu obligatoire dans plusieurs pays, que ce soit en France, en Australie, au Canada, en Grande Bretagne ou encore aux Etats-Unis. La Suisse ne ferait donc en rien cavalier seul.

Réelle chance de succès de l’initiative

Il est vrai toutefois que l’initiative va plus loin que la plupart des législations, notamment en étendant la responsabilité aux fournisseurs sur lesquels les entreprises ont un contrôle économique. La Suisse deviendrait donc un exemple au niveau international avec des règles claires et favorables aux respect des droits humains et des standards environnementaux partout dans le monde.

Les lobbies économiques estiment que l’initiative nuirait à la compétitivité de la place économique suisse et pourrait encombrer les tribunaux. Cet argument est toutefois difficile à accepter et à comprendre. En effet, cela revient à dire que notre compétitivité est basée sur un non-respect des droits humains et des standards environnementaux ! Bâtir la campagne de votation contre l’initiative sur cet argumentaire sera délicat pour les lobbies économiques. D’autant que malgré des moyens très disproportionnés à leur avantage, les chances de succès de l’initiative devant le peuple sont significatives.

C’est d’ailleurs cette tendance qui a conduit le Conseil national à accepter, en juin 2019, un contre-projet indirect à l’initiative. Celui-ci va beaucoup moins loin que l’initiative puisqu’il limite le nombre d’entreprises concernées ainsi que le champ d’application aux seules entreprises et à leurs filiales (alors que l’initiative s’appliquerait également aux fournisseurs sur lesquels l’entreprise exerce un contrôle économique).

Concessions du comité d’initiative

Le Comité d’initiative a fait d’importantes concessions en acceptant de retirer son initiative si le contre-projet devait être approuvé par le parlement ; cela afin que le devoir de diligence et la notion de responsabilité puissent entrer rapidement en vigueur. En effet, en cas de votation et d’acceptation de l’initiative par le peuple, le processus législatif de mise en œuvre du texte risquerait d’être très long.

Du côté du parlement, l’acceptation du contre-projet par le Conseil national a renvoyé le dossier à la commission juridique du Conseil des Etats qui l’a traité le 3 septembre dernier. Cette dernière ne pouvait pas reprendre tel quel le contre-projet du national étant donné que le Conseil des Etats l’avait refusé en avril 2019 (par 22 voix contre 20).

La commission juridique a donc revu la copie du Conseil national et introduit un mécanisme de conciliation devant Le Point de contact national (PCN) pour les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales. Cette conciliation répond à une crainte des lobbies économiques d’un risque de surcharge des tribunaux suisses par d’éventuelles plaintes infondées de la part de victimes de violation des droits humains. Cette nouvelle version du contre-projet a également été acceptée par le comité d’initiative.

Le vote du Conseil des Etats ce jeudi 26 septembre est donc crucial. En effet, un refus d’entrée en matière entraînera une votation populaire sur le sujet. Une telle décision de la part du Conseil des Etats serait également un signal très négatif.

Les investisseurs qui ont signé la déclaration précédemment citée ont envoyé un message très clair aux membres du Conseil des Etats: en tant qu’actionnaires des entreprises suisses concernées par l’initiative, ils attendent la mise en place d’un devoir de diligence obligatoire ainsi qu’une plus grande transparence de la part des entreprises quant aux moyens mis en œuvre pour éviter que des violations des droits humains et des standards environnementaux se déroulent au sein de leurs filiales et de leur chaîne d’approvisionnement.

Changement de paradigme depuis avril 2019

Depuis le refus du Conseil des Etats d’entrer en matière en avril 2019, plusieurs choses ont changé qui devraient influencer les sénateurs lors de leurs discussions du jeudi 26 septembre 2019. Premièrement, des soutiens importants (La Fédération des Églises protestantes de Suisse, un comité bourgeois en faveur de l’initiative) se sont prononcés en faveur de l’initiative, ce qui augmente ses chances d’être approuvée et donc pousse les milieux économiques à chercher un compromis. Deuxièmement, outre les investisseurs mentionnés ci-dessus, de nombreuses organisations faîtières se sont exprimées en faveur du contre-projet (Groupement des entreprises multinationales, CI Commerce de détail Suisse, STSA, CCIG, Centre Patronal, FER). Troisièmement, les sénateurs traiteront d’un contre-projet allégé prévoyant un mécanisme de conciliation, ce qui répond à la crainte principale de certains lobbies économiques. Quatrièmement, à l’approche des élections fédérales à venir et au vu de l’importance que prennent les questions du climat et de l’environnement, les sénateurs seront observés de près sur la manière dont ils abordent ces questions à l’approche des élections.

Ces tendances favorables à l’initiative ou à son contre-projet ont poussé la conseillère fédérale en charge du dossier, Madame Karin Keller Sutter, à tenter une manœuvre politique inédite en plein processus parlementaire. La conseillère fédérale, proche des milieux économiques, a en effet essayé de proposer un contre-projet alternatif qui se limiterait à demander plus de transparence de la part des sociétés. Ce nouveau projet aurait le soutien des milieux économiques car il supprimerait la notion de responsabilité et de devoir de diligence obligatoire. Il n’est par contre pas soutenu par le comité d’initiative. Dick Marty, Président du comité d’initiative, déclarait dans un récent interview qu’il n’avait jamais vu une telle intervention du Conseil fédéral durant les 16 années durant lesquelles il a siégé au Conseil des Etats.

Mardi 24 septembre, à deux jours des débats, le conseiller aux Etats, Ruedi Noser a déposé une motion d’ordre pour demander de repousser encore la discussion. Ainsi, ce débat aurait lieu après les élections du mois d’octobre. Les conseillers aux États proches des multinationales ne veulent apparemment pas se prononcer sur l’initiative avant les élections ! Le Comité d’initiative a lancé une lettre de protestation à l’intention du Conseil des Etats.

Ces différentes tentatives de dernières minutes montrent les vents favorables qui soufflent en faveur de l’initiative et qui devraient pousser les membres du Conseil des Etats à soutenir le contre-projet.