Climat : la pression des actionnaires s’accroit sur les banques

Si la saison des assemblées générales 2022 des sociétés cotées n’est pas encore terminée, elle a d’ores et déjà été marquée par une pression grandissante des actionnaires sur les entreprises en matière de climat. Et plus particulièrement sur les grandes banques internationales pointées du doigt pour les crédits qu’elles accordent et les placements qu’elles effecutent dans les sociétés actives dans le secteur des énergies fossiles. Les banques jouent en effet un rôle clé dans l’objectif de réalignement des flux financiers vers la transition énérgétique.

Malgré l’urgence de la situation, les banques continuent aujourd’hui d’accorder des crédits massifs au secteur pétrolier. La dernière étude de mars 2022 “Banking on Climate Chaos” recense un financement total de USD 4600 milliards à l’industrie fossile depuis 2016 de la part des 60 plus grandes banques mondiales, dont USD 742 milliards en 2021. Les banques argumentent souvent qu’elles continuent de financer les entreprises pétrolières pour les accompagner dans la transition énergétique. Le problème est que le nombre de projets de forage et d’extraction d’énergie fossile n’a jamais été aussi important. Un article récent du Temps faisait états des travaux de chercheurs qui ont identifé 425 “bombes carbones”. Les chercheurs ont définit ces bombes carbones comme les infrastructures de charbon, pétrole et gaz qui pourraient émettre plus de 1 milliard de tonnes de CO2 sur leur durée d’exploitation. Si les 425 “bombes” étaient exploitées jusqu’à leur terme, leurs émissions potentielles combinées représenteraient deux fois le budget carbone mondial à ne pas dépasser pour espérer maintenir le réchauffement climatique à 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle.

Pression des actionnaires sur les banques suisses

En Suisse, la saison des assemblées générales (AG) 2022 a représenté un tournant historique avec le dépôt d’une première résolution d’actionnaires directement liée à la question climatique. Déposée par Ethos, ShareAction et une coalition de onze investisseurs, dont de nombreuses caisses de pension suisses, cette résolution avait pour objectif d’inciter Credit Suisse à expliquer la manière dont elle va réduire son exposition au financement des énergies fossiles en lien avec son propre objectif de réduire ses émissions directes et indirectes (en particulier celles des entreprises qu’elle finance) conformément à une limitation du réchauffement climatique à 1.5°C.

A la suite du dépôt de cette résolution, le conseil d’administration de la banque a annoncé vouloir renforcer ses restrictions de financement des entrerpises actives dans les sables bitumineux et le forage en Arctique. Ces concessions ont été jugées insuffisantes par les actionnaires qui ont déposé la résoltuion. En effet, la principale exposition de Credit Suisse reste le pétrole et gaz de schiste pour lesquels la banque n’a pas souhaité introduire de restrictions. Le conseil a également souligné qu’il était d’accord avec les objectifs de la résolution mais qu’il ne souhaitait pas modifier les statuts de la banque comme le demandait la proposition et a donc recommandé à ses actionnaires de refuser la proposition.

La résolution a donc été votée lors de l’AG du 29 avril. 18.5% des actionnaires l’ont approuvée. Si l’on tient compte des abstentions (4.3%), ce sont près d’un actionnaire sur quatre qui ont décidé de ne pas suivre les recommandations du conseil d’administration sur ce point de l’ordre du jour. Il s’agit là d’un résultat d’autant plus positif sachant que tant ISS que Glass Lewis – les deux principaux conseillers en vote (« proxy advisors ») au monde – avaient recommandé à leurs clients respectifs de voter contre cette résolution sous prétexte qu’un changement statutaire était trop contraignant. Cet argument semble très discutable. Il a d’ailleurs été commenté et rejeté par les experts juridiques de l’ONG Client Earth. D’autres actionnaires importants de Credit Suisse, comme les deux fonds Quatari (10% du capital) ou le gérant d’actifs BlackRock, avaient également refusé la proposition. Si la position des Quatari n’est pas une surpise, celle de BlackRock est plus surprenante si l’on tient compte des grandes déclarations du président et CEO qui a notamment déclaré dans sa lettre 2022 que BlackRock demande désormais aux entreprises “de fixer des objectifs à court, moyen et long terme pour la réduction des gaz à effet de serre. Ces objectifs, et la qualité des plans pour les atteindre, sont essentiels pour les intérêts économiques à long terme des actionnaires.”

Malgré ces refus surprenant de grands investisseurs, ce résultat représente un moment important pour l’actionnariat responsable en Suisse. Non seulement Credit Suisse a reçu un message fort de ses actionnaires, mais cette première résolution climatique a également reçu un soutien bien plus élevé que d’autres similaires dans d’autres pays. En France par exemple, la première résolution climatique déposée chez Total en 2020 avait obtenu 16,8% des votes tandis qu’en Grande-Bretagne, les deux premières résolutions climatiques déposées chez Shell et BP en 2009 n’avaient reçu que 11% et 6% de soutien respectivement.

Plan climatique d’UBS jugé insuffisant

On en a moins parlé dans les médias mais UBS avait de son côté choisi de soumettre volontairement son plan climatique – qui doit lui permettre d’atteindre l’objectif « Net Zero » d’ici à 2050 – au vote lors de son AG du 6 avril 2022. Et là aussi la pression des actionnaires s’est fait ressentir. En effet, seuls 77.7% d’entre eux ont suivi la recommandation du conseil d’administration et approuvé ce vote consultatif, alors même qu’ISS s’était là aussi alignés sur les recommandations du conseil d’administration. La Fondation Ethos, de son côté, considérait que ce plan n’était pas suffisamment détaillé et qu’il manquait des éléments essentiels pour pouvoir l’approuver.

Comme l’a écrit très justement un journaliste de la Luzerner Zeitung dans un article récent (payant), le résultat de ce vote, même s’il n’était pas contraignant, est tout sauf un bon résultat pour la banque et il devrait encourager ses dirigeants à réfléchir. En effet, l’expérience montre qu’un taux d’approbation inférieur à 80% doit être traité par le conseil d’administration en prenant contact avec les actionnaires critiques. Ceci est d’autant plus important pour une grande entreprise comme UBS dont les actions sont incluses dans les plus grands indices boursiers mondiaux et dont la grande majorité des droits de vote sont par conséquent entre les mains de fonds indiciels et d’autres véhicules d’investissement collectifs qui ont un comportement de vote systématiquement passif. Le fait que le rapport de rémunération, qui est controversé depuis de nombreuses années chez UBS, ait obtenu un résultat nettement meilleur (85.9 %) que le plan d’action climatique en dit long.

Pression grandissante au niveau international

Il n’y a pas qu’en Suisse que les banques font face à une pression grandissante de la part de leurs actionnaires pour agir en matière de climat. En Grande-Bretagne, un actionnaire sur cinq de Barclays a voté contre la stratégie climatique présentée par la banque, avec 19,2% votant contre et environ 1% s’abstenant de voter. Et ceci encore une fois malgré le fait que ISS a recommandé aux investisseurs de voter “POUR” le plan.

Au Royaume-Uni, le code de gouvernance des entreprises précise que lorsque 20% ou plus des votes ont été exprimés contre la recommandation du conseil d’administration pour une résolution, la société « devrait expliquer, lors de l’annonce des résultats du vote, quelles mesures elle a l’intention de prendre pour consulter les actionnaires afin de comprendre les raisons du résultat » et divulguer « quel impact les commentaires ont eu sur les décisions prises par le conseil d’administration et sur les actions ou résolutions proposées maintenant ». Le résultat du vote chez Barclays était inférieur de moins d’un pour cent à ce seuil.

En Suisse, un vote systématique dès 2024

Malheureusement, un nombre encore trop important d’investisseurs font le choix de ne pas soutenir ces résolutions d’actionnaires pour le climat, et cela même alors que beaucoup d’entre eux se sont également engagés à atteindre l’objectif de zéro émission nette de CO2 – y compris en lien avec leurs investissements – d’ici à 2050. Ces investisseurs ne votent donc pas conformément à leurs engagements et à la responsabilité non seulement climatique mais aussi fiduciaire qui en découle.

Dans le monde d’aujourd’hui, il s’agit sans aucun doute d’une stratégie hautement discutable. Alors que la crise climatique s’intensifie et que la sensibilisation du public grandit, les investisseurs qui continuent de voter contre d’importantes résolutions climatiques auront de plus en plus de peine à expliquer et défendre leur position et devront répondre de plus en plus aux questions et critiques de leurs propres clients.

En Suisse, les entreprises cotées devront dès l’année prochaine préparer un rapport de durabilité – dont une grande partie sera évidemment liée à la stratégie climatique – et le soumettre au vote de leurs actionnaires dès l’assemblée générale 2024. Ce sera là l’occasion pour tous les actionnaires de prendre leurs droits de vote au sérieux et de faire entendre leur voix au vu de l’urgence climatique. La Fondation Ethos est le premier investisseur à avoir déjà publié ses attentes en vue de l’approbation du rapport de durabilité dans ses lignes directrices 2022. De quoi laisser du temps aux entreprises pour préparer leur rapport et surtout revoir leur business plan pour s’assurer de leur cohérence avec l’urgence climatique.

Vincent Kaufmann

Vincent Kaufmann est directeur de la Fondation Ethos et de la société Ethos Services depuis juin 2015. Il a été membre de la direction d’Ethos Services depuis 2011, responsable en particulier de la gestion de fortune, et directeur adjoint depuis 2013. Il a rejoint Ethos en 2004 comme analyste corporate governance, puis successivement comme senior analyst et deputy head of corporate governance.