AG à huis clos

“Petite” transaction entre “amis”

L’histoire a commencé il y a tout juste 20 ans, quand Novartis a racheté au financier Martin Ebner une participation de 20% dans son concurrent bâlois Roche, qu’il a ensuite portée à 33,3%. Il s’agissait du quota le plus élevé possible pour ne pas avoir à lancer une offre publique d’achat sur toute l’entreprise. L’actionnaire de contrôle historique, c’est-à-dire les héritiers du fondateur Fritz Hoffman-La Roche, gardait toutefois le contrôle avec 45% des droits de vote.

Les milliers de détenteurs de bons de jouissance de Roche, qui détiennent près de 90% de la capitalisation boursière de l’entreprise, n’ont de leur côté jamais eu voix au chapitre. Il faut rappeler ici que le capital de Roche est composé de deux types d’instruments : d’un côté les actions au porteur avec droits de vote qui sont détenues par la famille fondatrice, Novartis et quelques autres actionnaires minoritaires et, de l’autre, les bons de jouissance qui constituent la vaste majorité de la capitalisation boursières (plus de 90%) mais qui sont dépourvus de droits de vote.

Même si les actions au porteur avec droits de vote sont cotées en bourse, elles ne sont pas incluses dans les principaux indices boursiers en raison de leur très faible liquidité. Ce sont donc uniquement les bons de jouissance qui sont inclus dans les indices boursiers tel que le SMI. En conséquence, les investisseurs institutionnels ne détiennent quasi pas d’actions avec droits de vote mais uniquement des bons de jouissance. Ces derniers sont une spécificité légale suisse. Ils sont émis sans capital ou un apport quelconque.  Ils ne sont assimilables ni à une action ni à un bon de participation. Ils ne donnent donc droit qu’à une part du bénéfice mais ne confèrent aucuns droits sociaux tels que les droits de vote en assemblée générale.

Gouvernance discutable

20 ans après ce « raid » de Novartis, les deux géants bâlois du secteur pharmaceutique ont trouvé un accord pour sortir de cette situation. Roche a accepté de racheter la participation de Novartis pour CHF 19 milliards sortant ainsi l’un de ses principaux concurrents de son capital. Le prix de rachat se base sur la valeur des bons de jouissance des dernières semaines. Cette valeur a été confirmée par une opinion d’équité (« fairness opinion ») confiée à Credit Suisse. Un hasard ? Peut-être pas si l’on considère que le CEO de Roche n’est autre que le vice-président de la deuxième banque suisse.

Mais ce n’est pas le seul problème de gouvernance lié à cette transaction. En effet, le Conseil d’administration de Roche a décidé de détruire les actions rachetées. Une dette de près de CHF 19 milliards est ainsi levée pour financer un rachat en vue de la destruction. Tout cela doit encore être entériné par les quelques actionnaires qui ont des droits de vote. Une formalité sachant que la famille Hoffman et Novartis contrôlent ensemble près de 80% des droits de vote (mais moins de 10% de la capitalisation boursière).

Contrôle total pour le pool d’actionnaire Hoffmann et Oeri

La conséquence de cette décision et que le pouvoir de la famille va automatiquement augmenter de 45% à 67.5% des droits de vote lui conférant ainsi tout pouvoir, y compris dans les cas de propositions nécessitant une majorité qualifiée de deux tiers des voix. Ce renforcement de pouvoir sera automatique et ne nécessitera aucun investissement de la part de la famille Hoffmann.

Mais quelle aurait été l’alternative ? Pour éviter de lever près de 20 milliards de dette, Roche aurait très bien pu remettre les actions sur le marché. Le Conseil a estimé que cette avalanche de titres sur le marché aurait pu faire chuter le cours de l’action. Rien n’est moins sûr. En effet, à l’heure où l’acronyme ESG est sur les lèvres de tous les investisseurs, il est probable que de nombreux détenteurs de bons de jouissance auraient souhaité troquer leurs bons contre des actions avec droit de vote pour pouvoir enfin participer aux décisions relatives à la gouvernance de Roche. Cela aurait permis, par exemple, d’exercer un meilleur contrôle sur les rémunérations des dirigeants de Roche !

Vincent Kaufmann

Vincent Kaufmann est directeur de la Fondation Ethos et de la société Ethos Services depuis juin 2015. Il a été membre de la direction d’Ethos Services depuis 2011, responsable en particulier de la gestion de fortune, et directeur adjoint depuis 2013. Il a rejoint Ethos en 2004 comme analyste corporate governance, puis successivement comme senior analyst et deputy head of corporate governance.