Assistons-nous sans le remarquer à une perte massive de nos mémoires collectives et personnelles ? Qui écrit encore des lettres sur papier? Lettres d’amour ou simples correspondances plus ou moins suivies et dont on peut conserver un souvenir tangible pour les décennies ou les siècles à venir.
Cette question m’a traversé l’esprit en discutant avec des jeunes gens. Pour ceux qui ont aujourd’hui leurs premières amours, dans la plupart des cas, la communication passe avant tout par les sms, les réseaux sociaux, parfois les courriels, ou oralement, mais plus par la lettre de papier, dûment postée. Quelles traces en garderont-ils?
S’écrit-on encore dans les familles ? Non, pas vraiment, on se téléphone, on ne s’écrit même plus des cartes postales. Que restera-t-il de nos échanges pour nos descendants ?
Pour ma part, j’ai précieusement conservé les lettres de mes grands-parents, de mes parents, de mes amis, de mes amours. Les relire est une merveilleuse façon de faire revivre les disparus, ou de relativiser les chagrins de la vie. De se retrouver aussi dans ses désirs et élans de jeunesse, de rire de soi souvent.
Quant à nos contemporains, dont certains, femmes et hommes, vont devenir célèbres pour la postérité par un accomplissement exceptionnel dans leurs domaines, quels qu’ils soient, laisseront-ils ces traces si précieuses de leurs pensées, de leurs passions, de leur existence intime ou de leurs doutes et convictions?
La lettre sur papier, support particulier
Lorsqu’on écrit une lettre, sur papier, on développe davantage sa pensée pour un destinataire privilégié. Qui le fait encore régulièrement ? J’avoue que cela m’interpelle car comme tout le monde, j’ai moi aussi cessé de le faire… et je remarque combien j’ai raccourci la longueur de mes messages, limité les descriptions, combien nous restons tous dans l’économie de mots, forcément réductrice. Et pour tout dire, notre expression en est appauvrie.
Pour aller plus vite souvent, voire par paresse, parce que c’est plus simple et plus « facile».
Trésors des correspondances
Pour tout chercheur, l’étude de la correspondance –si par chance elle existe encore- des femmes et des hommes qui ont compté pour les civilisations qu’ils représentent est indispensable. C’est une mine d’informations, tant sur les événements, que sur les mœurs, sur les courants de pensée, ou sur les relations humaines.
Les doutes d’Einstein
Qui connaîtrait l’échange épistolaire entre Albert Einstein et Max Born (lui aussi Prix Nobel de physique pour ses travaux en physique quantique) et qui dura de 1916, à partir de la publication d’Einstein sur la relativité générale, jusqu’à sa mort en 1955 ? Cela représente plus de 100 lettres.
On y voit Einstein et Born échanger par exemple sur la physique quantique, qu’Einstein mettait en doute. Ou sur la montée du nazisme.
*Lettre 52. « La physique quantique est très impressionnante. Une voix intérieure me dit cependant qu’elle n’est pas satisfaisante. Elle fonctionne bien sans pour autant s’approcher d’une compréhension réelle des choses.
De toute façon, je suis convaincu que dieu ne joue pas aux dés. »
Albert Einstein, le 4 décembre 1926
Si Madame de Sévigné n’avait pas écrit ses fameuses Lettres à sa fille, Madame de Grignan, les historiens n’en sauraient pas autant sur la vie de cour sous Louis XIV ou sur les relations entre certains écrivains qu’elle fréquentait. Les historiens d’art ne connaîtraient pas non plus les échanges entre Picasso et Cocteau par exemple.
Lettres d’amour
Nous ne saurions pas davantage ce qui unissait Victor Hugo à Juliette Drouet (elle lui écrivit 22’000 lettres! en 50 ans), George Sand à Musset, le poète Rilke à Lou Andréa Salomé, ou qu’Albert Camus aima la comédienne Maria Casarès jusqu’à sa mort. Ni les échanges privés entre Sartre à Simone de Beauvoir. Nous ne connaîtrions pas non plus les dessous de la passion brûlante d’Anaïs Ninn avec Henry Miller.
Une mémoire historique sans pareille
Les lettres des soldats de la guerre de 14-18, dans les deux camps, à leurs correspondantes de guerre, ou à leurs familles, sont tout à la fois un témoignage de ce que représentaient ces lettres pour leur survie au quotidien et d’incomparables traces de leur vie réelle au front, dans les tranchées, si différentes des cyniques rapports d’état major.
Mille et uns autres exemples pourraient être cités, Cicéron, Churchill, De Gaulle, Lénine, Freud ou tous les musiciens, les peintres, les poètes ont laissé des correspondances qui témoignent de leur époque.
Pas de nostalgie mais …
Ce n’est pas uniquement par nostalgie (toute nostalgie n’est pas réactionnaire ou conservatrice) mais plus par réelle préoccupation que je m’interroge: quelles traces laisserons-nous aux siècles futurs ?
Quels témoignages politiques, événementiels, contextuels auront-ils, hormis les publications destinées au grand public par leurs auteurs?
Savons-nous encore écrire des lettres d’amour qui font plus de deux phrases et qui transportent ? Sur quel passé se pencheront nos enfants et petits-enfants ?
Dans les lettres, on écrit des choses intimes et on prend souvent le risque d’être sincère sans se demander si cela est politiquement correct, sans précautions oratoires, et c’est ce qui les rend si uniques, si véridiques. Si incomparables à tous les autres écrits.
Je garde les Pieds sur Terre: je crains que nos nouveaux moyens de communication, marqués au sceau de l’instantanéité, si faciles, ne constituent un tournant sans pareil dans l’Histoire.
Notes et références
* Correspondance 1916-1955, traduction par Pierre Leccia, Collection Science Ouverte, Le Seuil (1972) (ISBN 2-020-02813-1