Plus de lettres, perte de mémoire?

Assistons-nous sans le remarquer à une perte massive de nos mémoires collectives et personnelles ? Qui écrit encore des lettres sur papier? Lettres d’amour ou simples correspondances plus ou moins suivies et dont on peut conserver un souvenir tangible pour les décennies ou les siècles à venir.

Cette question m’a traversé l’esprit en discutant avec des jeunes gens. Pour ceux qui ont aujourd’hui leurs premières amours, dans la plupart des cas, la communication passe avant tout par les sms, les réseaux sociaux, parfois les courriels, ou oralement, mais plus par la lettre de papier, dûment postée. Quelles traces en garderont-ils?

S’écrit-on encore dans les familles ? Non, pas vraiment, on se téléphone, on ne s’écrit même plus des cartes postales. Que restera-t-il de nos échanges pour nos descendants ?

Pour ma part, j’ai précieusement conservé les lettres de mes grands-parents, de mes parents, de mes amis, de mes amours. Les relire est une merveilleuse façon de faire revivre les disparus, ou de relativiser les chagrins de la vie. De se retrouver aussi dans ses désirs et élans de jeunesse, de rire de soi souvent.

Quant à nos contemporains, dont certains, femmes et hommes, vont devenir célèbres pour la postérité par un accomplissement exceptionnel dans leurs domaines, quels qu’ils soient, laisseront-ils ces traces si précieuses de leurs pensées, de leurs passions, de leur existence intime ou de leurs doutes et convictions?

La lettre sur papier, support particulier

Lorsqu’on écrit une lettre, sur papier, on développe davantage sa pensée pour un destinataire privilégié. Qui le fait encore régulièrement ? J’avoue que cela m’interpelle car comme tout le monde, j’ai moi aussi cessé de le faire… et je remarque combien j’ai raccourci la longueur de mes messages, limité les descriptions, combien nous restons tous dans l’économie de mots, forcément réductrice. Et pour tout dire, notre expression en est appauvrie.

Pour aller plus vite souvent, voire par paresse, parce que c’est plus simple et plus « facile».

Trésors des correspondances

Pour tout chercheur, l’étude de la correspondance –si par chance elle existe encore- des femmes et des hommes qui ont compté pour les civilisations qu’ils représentent est indispensable. C’est une mine d’informations, tant sur les événements, que sur les mœurs, sur les courants de pensée, ou sur les relations humaines.

Les doutes d’Einstein

Qui connaîtrait l’échange épistolaire entre Albert Einstein et Max Born (lui aussi Prix Nobel de physique pour ses travaux en physique quantique) et qui dura de 1916, à partir de la publication d’Einstein sur la relativité générale, jusqu’à sa mort en 1955 ? Cela représente plus de 100 lettres.

On y voit Einstein et Born échanger par exemple sur la physique quantique, qu’Einstein mettait en doute. Ou sur la montée du nazisme.

*Lettre 52. « La physique quantique est très impressionnante. Une voix intérieure me dit cependant qu’elle n’est pas satisfaisante. Elle fonctionne bien sans pour autant s’approcher d’une compréhension réelle des choses.

De toute façon, je suis convaincu que dieu ne joue pas aux dés. »

                                                                                          Albert Einstein, le 4 décembre 1926

Si Madame de Sévigné n’avait pas écrit ses fameuses Lettres à sa fille, Madame de Grignan, les historiens n’en sauraient pas autant sur la vie de cour sous Louis XIV ou sur les relations entre certains écrivains qu’elle fréquentait. Les historiens d’art ne connaîtraient pas non plus les échanges entre Picasso et Cocteau par exemple.

Lettres d’amour

Nous ne saurions pas davantage ce qui unissait Victor Hugo à Juliette Drouet (elle lui écrivit 22’000 lettres! en 50 ans), George Sand à Musset, le poète Rilke à Lou Andréa Salomé, ou qu’Albert Camus aima la comédienne Maria Casarès jusqu’à sa mort. Ni les échanges privés entre Sartre à Simone de Beauvoir. Nous ne connaîtrions pas non plus les dessous de la passion brûlante d’Anaïs Ninn avec Henry Miller.

Une mémoire historique sans pareille

Les lettres des soldats de la guerre de 14-18, dans les deux camps, à leurs correspondantes de guerre, ou à leurs familles, sont tout à la fois un témoignage de ce que représentaient ces lettres pour leur survie au quotidien et d’incomparables traces de leur vie réelle au front, dans les tranchées, si différentes des cyniques rapports d’état major.

Mille et uns autres exemples pourraient être cités, Cicéron, Churchill, De Gaulle, Lénine, Freud ou tous les musiciens, les peintres, les poètes ont laissé des correspondances qui témoignent de leur époque.

Pas de nostalgie mais …

Ce n’est pas uniquement par nostalgie (toute nostalgie n’est pas réactionnaire ou conservatrice) mais plus par réelle préoccupation que je m’interroge: quelles traces laisserons-nous aux siècles futurs ?

 Quels témoignages politiques, événementiels, contextuels auront-ils, hormis les publications destinées au grand public par leurs auteurs?

Savons-nous encore écrire des lettres d’amour qui font plus de deux phrases et qui transportent ? Sur quel passé se pencheront nos enfants et petits-enfants ?

Dans les lettres, on écrit des choses intimes et on prend souvent le risque d’être sincère sans se demander si cela est politiquement correct, sans précautions oratoires, et c’est ce qui les rend si uniques, si véridiques. Si incomparables à tous les autres écrits.

Je garde les Pieds sur Terre: je crains que nos nouveaux moyens de communication, marqués au sceau de l’instantanéité, si faciles, ne constituent un tournant sans pareil dans l’Histoire.

 

Notes et références

* Correspondance 1916-1955, traduction par Pierre Leccia, Collection Science Ouverte, Le Seuil (1972) (ISBN 2-020-02813-1

Véronique Dreyfuss-Pagano

Spécialisée dans les domaines de communication inter-humaine, de proxémie et de développement durable, Véronique Dreyfuss Pagano est professeur de géographie et de littérature. Mettre la pensée systémique au service de la résolution de problèmes complexes dans les sciences humaines est l'une de ses activités.

21 réponses à “Plus de lettres, perte de mémoire?

  1. Vous lancez un cri de nostalgie mais il est bien difficile d’arrêter le cours des évènements. Ce qui est embêtant, c’est qu’on arrive à fonctionner sans écrire sur papier… ou presque: Poutine pour ses services secrets préfère encore les machines à écrire, les administrations aussi. Les poèmes d’amour ça s’écrit toujours, je pense. Mais il est plus rapide de voir les personnes qu’on connaît par skype ou zoom, principe d’économie! C’est bien difficile pour nos jeunes contemporains de se soumettre à la discipline contraignante voire douloureuse que constitue l’apprentissage de l’orthographe. Mais, voilà, désormais nos amis nous sont plus facilement accessibles par téléphone, sms, visioconférence voire déplacement en auto, train, avion. Economie de temps et d’effort! Au temps des lettres, communiquer était plus long et difficile. Ecrire une lettre me permet un effort de recherche pour la formulation mais aussi pour découvrir ce que je pense réellement, pour entrer dans les détails. Or, notre époque aime parfois la superficialité et la vitesse. Les distances se sont raccourcies.
    Les lettres de Madame de Sévigné sont des chefs-d’oeuvre, des oeuvres d’art et peu de gens sont capables d’atteindre un tel niveau de maîtrise du style, de prise de conscience des sentiments, d’analyse du retentissement de faits qui se déroulent sous nos yeux.
    La roue a tourné.

    1. Merci pour votre commentaire! Oui bien sûr, et comme je l’ai écrit, j’en profite aussi ! Mon propos porte sur la question: et qu’en restera-t-il ? Quelles traces aurons-nous de ces échanges? Je ne suis pas passéiste, je m’interroge sur la volatilité de cette communication nouvelle et ses effets et conséquences dans la perpétuation de la mémoire de notre siècle pour les générations futures.

  2. Les lettres, les cartes postales, étaient rangées dans un tiroir, puis dans un carton avant un déménagement, l’occasion de faire un tri entre ce qui paraissait ne plus avoir d’importance ou en garder encore. Depuis l’âge de douze ans, j’ai toujours tout conservé sans jamais changer d’avis. C’est à cet âge que je demandais à ma mère : « Où est le dessin ? La lettre ? L’image que j’avais reçue ?.. », Et elle répondait chaque fois : « Oh je l’ai jetée… » Ce n’était pas le hasard ni l’éphémère mémoire informatique qui avait décidé de ce qui pouvait continuer à exister ou pas, même en souvenir. Et puis je pense que si j’avais eu le magique smartphone, enfant ou adolescent, j’aurais eu beaucoup plus de vie à échanger au fur et à mesure pour dire ce que j’aimais, être heureux, partager, sans avoir la crainte de « tout perdre » et préparer déjà mes bagages remplis de souvenirs. Les quantités de messages d’amitié ou d’amour, en deux ou trois mots que les jeunes s’envoient, c’est comme bien respirer tous les jours, plutôt que de rédiger une longue lettre après laquelle reprendre son souffle. Qu’importe le support de communication, papier ou écran, photo ou vidéo, vivre c’est tout de suite, sans attente et sans distance. C’est ce que j’aurais voulu quand j’avais l’âge où il n’y avait pas de temps à perdre pour profiter de la vie et bien grandir.

    Qu’il s’agisse de politique, d’histoire, d’art, de littérature, ou de nos vies personnelles, la fiabilité de ce que nous transmettons ne dépend que de notre désir d’être honnête, avec l’espoir de vivre dans un monde qui puisse être authentique. La plume d’oie et le parchemin de l’époque pouvaient créer autant de ravages que la communication informatique, et autant de bien aussi. Hier on brûlait, aujourd’hui on fabrique des faux ou falsifie.

    1. Certes! Néanmoins la question plus vaste de la volatilité de nos échanges actuels et de la mémoire collective se pose. Ou en d’autres termes: je m’intéresse au support, au vecteur de la communication et à ses conséquences multiples, positives bien sûr mais aussi inquiétantes à certains égards. D’où mon titre en relation avec la mémoire et son point d’interrogation …
      Et je soutiens qu’un type de communication n’empêche pas l’autre! Il n’est pas nécessaire de “jeter le bébé avec l’eau du bain”! Comme je viens de l’écrire dans ma réponse au précédent commentaire, je ne suis pas passéiste; je m’interroge sur la notion de transmission des échanges inter-personnels, sur leur aspect éminemment éphémère .

  3. merci chère Véronique ,
    vos écrits sont sont si proche de la vérité ! trop de messages réducteurs éloignés de la vérité
    cela me donne envie de reprendre le papier 🙂
    Anne

    1. Merci chère Anne pour votre commentaire! Pour moi, ce n’est pas tant la “vérité “( si mouvante et si relative) mais plutôt la question de la durabilité de la trace et de la transmission qu’il est important d’évoquer. Très contente si cela vous a plu et vous donne envie d’écrire! Bonne journée,
      Véronique

  4. Merci pour votre texte, qui interroge. Avons-nous vraiment perdu l’habitude d’écrire des lettres? Si le support a changé, comme il n’a cessé de le faire depuis toujours, partageons-nous moins nos pensées, émotions et réflexions intimes avec d’autres pour autant? Les réseaux sociaux ne démontrent-ils pas le contraire avec leur avalanche, pour le meilleur et surtout pour le pire, de confessions en tout genre, d’âmes mises à nu en toute inconscience face aux rapaces du Web – avec ce dilemme que, plus qu’avec toute autre forme de communication, ce qui y est déposé est ineffaçable?

    Ecrivait-on plus au temps des tablettes d’argile ou quand il fallait un”stylus”, un poinçon pour graver ses pensées dans la pierre? Un obélisque est couvert de messages. Est-il pourtant plus commode à transporter qu’un smartphone, qui en contient dix millions de fois plus, reproductibles à l’infini en un instant? Et le parchemin, que les copistes du passé devaient reproduire avec patience feuillet par feuillet, souvent dans les conditions les plus hasardeuses, était-il un support moins éphémère et moins fragile qu’un SMS?

    Comme vous le relevez, la correspondance familiale ou personnelle n’est pas l’écriture officielle. Est-elle condamnée à l’oubli pour autant? Dans son blog, Jean-Noël Wetterwald parle du livre qu’il a écrit au sujet de sa mère, qui avait vécu dans son enfance l’époque de la montée du fascisme en Italie. M. Wetterwald explique que son éditeur a d’abord refusé son manuscrit sous prétexte qu’il était trop historique alors qu’il voulait que l’auteur parle plus de sa mère. Son but était pourtant bien de perpétuer sa mémoire tout en la replaçant dans le contexte historique qu’elle avait vécu. Mais comment faire pour ne pas trahir cette mémoire, se demandait-il? Cette question ne se pose-t-elle pas à quiconque souhaite faire part de ce qu’il a de plus personnel?

    L’auteur a alors décidé d’inventer un échange de correspondance entre sa mère, expatriée à Naples où son père était consul de Suisse dans cette ville, et une soeur fictive restée au pays. Il en est résulté un très beau livre, aussi passionnant qu’agréable à lire, qui devrait répondre au voeu de son auteur: inciter les jeunes générations à ne pas oublier une époque dont les derniers témoins disparaissent. On en trouvera les références sur le blog de M. Wetterwald (https://blogs.letemps.ch/jean-noel-wetterwald/2021/07/28/devoir-de-memoire-plus-necessaire-que-jamais/).

    Cordialement.

    1. Merci pour votre commentaire! Oui, en effet, il me paraît utile de s’interroger sur ces changements,aujourd’hui comme hier, et sur leurs effets sur notre communication.
      Et si,ainsi que vous le soulignez à juste titre, les messages sont devenus ineffaçables,ils n’en sont pas rendus plus accessibles.L’utilisation des mots de passe et des pseudos, des fausses adresses,tout cela compromet leur éventuelle transmission pérenne. Parfois,au vu de leur vacuité, on s’en réjouit …
      Il va de plus être très difficile d’en faire le tri, car ainsi que vous le dites, ce sont des milliards de messages qui s’échangent et la plupart des destinataires ne les conservent pas de façon sélective sur un autre support dans l’idée d’une collecte pour l’avenir.
      Merci beaucoup pour la référence à M.Wetterwald qui semble en effet très intéressante.
      Bonne journée!

  5. Il me semble que la question que pose Véronique Dreyfuss n’est pas de savoir si on écrit toujours, bien sûr qu’on écrit des mails, des SMS, même si l’orthographe et la syntaxe sont parfois terrifiantes (mais elles l’étaient aussi souvent dans les lettres papiers de naguère). Ce qui la préoccupe (et je partage complètement cette inquiétude) c’est la conservation, les traces. Relire les vieilles lettres, retrouver des époques, des émotions passées. Et aussi enrichir notre connaissance des gens célèbres en lisant leur correspondance publiée qui est souvent une mine. Les courriels, les SMS, le téléphone sont par nature éphémères. C’est vraiment triste, mais j’ai trouvé une solution : j’imprime les mails intéressants des gens que j’aime et je les garde. Bien sûr, il n’y a pas l’écriture manuscrite (qui est aussi un révélateur important), mais c’est mieux que rien.
    En tout cas, merci d’avoir soulevé cette question…

    1. Merci à vous pour votre commentaire! Oui,c’est effectivement mon propos, vous m’avez bien comprise.
      Bonne journée!

  6. Comme vous avez raison. On écrit plus et pourtant ! et pourtant ! J’ai gardé une correspondance vieille de bientôt 50 ans. J’ai aimé cette personne et je l’aime encore. Quand je relis ces courriers j’ai l’impression qu’elle est avec moi. Heureusement que j’ai ces lettres, son écriture et l’odeur du papier papier. Merci à la correspondance écrite.

  7. Une lettre écrite à la main se garde alors que celle écrite en “vitesse” sur son portable se perdra ou sera effacée …
    J’adore écrire en utilisant tout papier à ma portée, de l’agenda annuel à l’enveloppe reçue voire au dos d’un ticket de restaurant !
    Le choix du papier est important : de couleur ou tout simplement blanc avec un beau grammage donne de l’allure aux mots répandus au fur et à mesure de son envie, de la passion qu’on lui donne à communiquer de façon chic avec son correspondant ou sa correspondante.

    1. Merci pour votre commentaire! Oui il y a un aspect esthétique et sensoriel , un plaisir ajouté et une nuance de sens supplémentaire au message dans les choix que vous évoquez.
      Bonne soirée!

  8. Bonjour,

    Vous aurais-je écrit ce commentaire si vous aviez publié votre note sur un support papier ?

    Et, ce commentaire aurait-il été publié, ainsi que tous ceux présents sur votre blog ?

    Pour ma part, j’écris beaucoup plus depuis que je me suis converti au clavier, c’est incontestable, (la preuve) non seulement plus, mais plus vite et avec un correcteur automatique, (dans mon cas, miracle inespéré), et j’en profite pour vous transmettre mes meilleures voeux, de bonheur, de santé et de chance !

  9. Il y a des millions de choses que nous pourrions regretter, mais c’est le propre de l’être humain que de remplacer l’ancien avec du nouveau, cette faculté-là, nul ne saurait la remettre en question !

    Il n’y a pas si longtemps, les femmes lavaient le linge dans des lavoirs alimentés en eau et cela par toutes les températures, elles en avaient les mains gercées, les hommes coupaient du bois, l’arrangeaient le long des murs pour le sécher, c’était également agréable au regard et chacun signait son oeuvre avec son labeur et son inlassable détermination.

    Mais imaginez-vous nés dans ce que vous désignez comme modernité et essayez de projeter dans le futur, que votre pensée se traduise automatiquement en messages transmis directement vers vos destinataires, également que vous puissiez lire la pensée dans autres, ce qui risque bien de nous arriver si nous continuons dans cette course débridée, je vous lirais certainement au travers de ces termes “ah, le bon vieux temps des claviers des écrans” !

    L’écriture n’est pas si ancienne que ça, quelques milliers d’années, 2 ou 3 si l’on parle d’écriture permettant de transmettre des émotions ou des romances. Avant, les humains ne savaient pas écrire, étaient-ils plus sages pour autant, nous devrions le penser, mais comme ils n’ont guère écrit, ça reste hypothétique, mais néanmoins nous avons la Torah qui reste un sacré morceau de littératures ou de liturgie selon les avis, qui aurait la capacité d’écrire un tel chef d’œuvre au 21ème siècle ? Sans parler des mystères que cet ouvrage contient, la partie non-visible en première lecture et qui contient des clés mathématiques appelées « gematria » etc. etc. et des autres interprétations qui en découle. Bref, nous sommes condamnés d’aller dans le temps et nous sommes accompagnés de certaines prédispositions, que pouvons y faire ?

    J’apprécie votre note quelque peu nostalgique sur le papier et le stylo ou la plume, l’odeur de l’encre, la texture des papiers, les précisions répétées de la calligraphie, les espacements et les interlignes, tous ces marqueurs immarcescibles du temps qui se fige dans un passé transmissible et reconnaissable. Mais personne n’est exclu de ces pratiques, les bipèdes-bicéphales finiront par en faire un luxe et réapprendront à aligner des I et O pour coordonner leur cortex mécanisés, aucun doute !

  10. Merci pour votre contribution. En fait, je m’intéresse en premier lieu à la notion de trace, de mémoire dans mon petit article.
    La communication inter-humaine change toujours avec la technologie, rien de nouveau ici. Mais le support papier, pierre, ou papyrus a souvent permis la transmission à travers les siècles.
    Je m’interroge sur la pérennité de nos échanges informatiques ….

    1. Je vous répondrai sur deux facteurs.

      1). Le papier actuellement manufacturé à partir de bois est une totale régression technologique, les papiers fabriqués depuis 80 ans se transforment en poussière après 60 ans, si ils sont bien entreposés alors que les papiers d’antant tiennent encore après plus d’un millénaire voir plus.

      2). Nous n’avons, depuis l’avénement de l’informatique, jamais autant imprimé et utilisé de papier !

      NB, nous ne connaissons pas encore la durée de vie des supports de stockage des données informatiques, cependant elles sont transférables et re-conditionnables à des vitesse astronomiques, alors qu’il fallait 2 à 3 semaines pour recopier une centaine de pages au 14ème siècle, aujourd’hui cela prend quelques millisecondes.

      Bien à vous

  11. Votre article est passionant et cette question autour de la trace me fascine et pourtant je n’arrive que très peu à m’interroger sur cette question sans me sentir envahie d’émotions : au delà de l’écrit et du contenu, c’est aussi imaginer la personne prendre sa plume, prendre le temps d’écrire et poser sa réflexion sur papier, c’est imaginer cette personne peut-être hésiter, qui sait même pleurer sur du papier qui devient tout gondolé. Mais au delà de ces souvenirs qui ressurgissent (j’ai aussi une boîte contenant des lettres de personnes qui ne sont malheureusement plus de ce monde, que j’ouvrirai à nouveau, le temps venu, pour les retrouver le temps d’un instant), me surviennent les questions suivantes : pourquoi a-t-on besoin de laisser une trace ? A-t-on envie de laisser une trace ? Qu’est-ce qu’on considère comme une trace ? Ce n’est pas exactement le propos de votre article bien entendu, mais il m’interroge également sur ces questions qui, je crois, traversent le temps et les frontières. Dans votre exemple, nous vivons cet échange épistolaire entre Albert Einstein et Max Born comme une trace de leurs réflexions, une mine d’informations sur leurs avancées, mais aussi sur leurs personnalités et préoccupations du moment. Mais était-ce là leur intention ? Nous considérons ces documents comme des traces, des liens précieux mais cela a posteriori. Quelle était la trace qu’Albert Einstein et Max Born voulaient laisser ? Auraient-ils même voulu qu’une personne ait accès à ces documents ? Je trouve notamment cette question intéressante lorsqu’on parle d’échanges épistolaires car elle souligne le manque de contrôle sur ce qui sera considéré comme une trace de notre existence dans 10, 20, 100, 1000 ans. Bref je m’égare, pardonnez-moi, mon cerveau est en ébullition de bon matin, je pourrai en parler pendant des heures. Merci pour ce très bel article et je vous souhaite une magnifique journée !

    1. Votre réflexion est très intéressante et est en effet récurrente lorsqu’on se penche sur ce sujet des correspondances publiées à titre posthume. Dans un premier temps, je dirais que nous devons toujours remettre les éléments considérés dans la perspective du leur contexte propre.

      Ainsi lorsque les lettres et autres billets étaient les seuls moyens de communiquer à distance (grande ou petite),je ne pense pas que les auteurs de lettres se demandaient si cela constituerait une trace posthume en les écrivant,à quelques exceptions près,cependant:

      Les lettres d’amour,pas toujours licites,étaient par exemple assorties de conventions sociales très codifiées. Ainsi, après une rupture entre deux amants, il était attendu que les lettres soient immédiatement restituées à leurs auteurs par leur destinataire (homme ou femme). Cela lui permettait de décider si elle ou il voulait les conserver ou les détruire, comme autant de pièces compromettantes.
      De nombreux textes romanesques évoquent de telles péripéties, où l’auteur(e) d’une lettre est pris dans la tourmente d’un chantage ou d’une menace pour n’avoir pas pu récupérer une lettre compromettante.
      Il en était de même en politique…

      Cela devient plus subtilement différent s’agissant de personnages illustres et déjà conscients de l’être au moment de leurs échanges épistolaires.

      Et cela diffère selon les destinataires. Par exemple, Victor Hugo et George Sand ont eu une longue relation épistolaire pendant l’exil d’Hugo. Déjà âgés, ils étaient tous deux d’immenses célébrités littéraires,journalistes, dramaturges, poètes, romanciers et très engagés politiquement.

      Ils étaient parfaitement conscients du fait que leur notoriété les feraient passer à la postérité. Et,de fait, le ton et les propos qu’ils échangent (ils ne se rencontreront jamais, alors qu’Hugo rentra pourtant en France, ce qui aurait donc été possible…) me paraissent très clairement montrer qu’ils construisent ensemble et sciemment un pan de leur portrait respectif pour leurs lecteurs posthumes.
      (cf. publication:“Je m’aperçois que je vous aime, heureusement que je suis vieux!” correspondances G.Sand et V.Hugo , éd. Le Passeur, 2021)

      En effet, ce ton est radicalement différent de celui d’Hugo avec Juliette Drouet ou de celui de Sand avec des familiers.

      Donc pour répondre ( un peu …) à votre question, je dirais que finalement cela est sans importance. Car nous nous approprions ces écrits avec nos mentalités actuelles, notre contexte, nos biais de confirmation, notre culture, bref, même si leurs auteurs étaient parfaitement conscients de la trace qu’ils étaient en train de laisser, notre lecture en modifie malgré nous et malgré eux le sens. Et j’ajouterai que c’est ce qui enrichit sans cesse les lectures et les interprétations.je pense que Born et Einstein, comme Sand et Hugo , savaient pertinemment que cela leur survivrait. La beauté de la chose , à mon sens, c’est qu’en prenant position sur tel ou tel sujet, ils assumaient pleinement leur propos et éventuellement leurs erreurs … Pour moi, cela aussi fait leur grandeur!
      Bien à vous.:)

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