Il flotte mais ne sombre pas

Je suis arrivée à Paris vendredi 13 vers 16 heures pour fêter l’anniversaire de ma sœur. Samedi, après discussion et réflexion, on a maintenu la fête dans le restau choisi de Montmartre. Dans son petit discours de bienvenue, elle a dit qu’à ses yeux, ce dîner en chansons était une façon de répliquer à ceux qui veulent tuer les fêtes, la musique, la bonne bouffe et tout le bonheur de vivre. C’est un restau où on chante au dessert avec le patron qui nous accompagne à la guitare. On a chanté encore plus fort Le Temps des cerises, du Ferrat, du Ferré, on a crié Vive la Commune… On a chanté l’amour et l’amitié… Dans la rue, les (rares) passants s’arrêtaient pour écouter, certains levaient le pouce, et même le point…

Bon, mon propos n’est pas de raconter ma vie de famille, ni même (ni surtout) de renchérir sur ce slogan gnangnan du « vivre ensemble ». Comme vient de me le dire Mohamed Sifaoui, « je ne veux pas vivre avec des fachos ou des islamistes ». Il y a des gens avec lesquels, en effet, je ne veux pas vivre et qu’on doit combattre et éradiquer sans pitié. Mais ce que je veux, après les premiers jours de sidération passés, c’est tenter de rendre quelque chose d’impalpable qui flotte en ce moment dans l’air de Paris (tiens, je viens de remarquer que c’est le titre d’une chanson « Tant de poètes ont écrit des refrains, des chansons, sur Paris, que je ne sais plus quoi chanter, pour vanter ta beauté, mon Paris …»).

La rage, le désespoir, les « je vous l’avais bien dit » et les battages de coulpe, on n’a pas besoin de moi pour les exprimer.
Moi, je veux juste raconter deux petites anecdotes :

Hier, je suis dans un taxi, ça roule bien, trop bien, Paris semble désert. « Et quand je pense que le nabot vient à la télé pour donner des conseils » dit le chauffeur qui écoute France Info après m’avoir demandé si ça me dérangeait. Du coup, je renchéris et j’ajoute : « Pourvu qu’on ne le revoie pas en 17 ». « Pas de risque » dit-il. Là-dessus, on arrive place de l’Opéra, il est midi pile. Sur les marches et sur l’esplanade, la plupart des gens sont figés au garde-à-vous. Je demande au chauffeur d’arrêter son taxi. Nous sortons ensemble, et, côte à côte, nous observons la minute de silence. Puis on repart, sans un mot. On n’a plus rien dit le reste du parcours, il y avait quelque chose d’au-delà des mots. Ah oui, j’oubliais, le chauffeur était visiblement arabe…

Toujours hier, je marche en direction de l’arrêt du bus que je dois prendre, et je le vois arrêté déjà à sa station. C’est un bus peu fréquent et je suis en train de le louper. Je cours sans beaucoup d’espoir en faisant de grands gestes. Sur le trottoir, trois Africains sont en train de balayer les feuilles mortes. Ils me voient et crient « Allez-y Madame ! »Le chauffeur, lui, a déjà fermé les portes et mis son clignotant pour déboiter. C’est alors qu’un des balayeurs saute sur la chaussée, se plante devant le bus en faisant de grands gestes pour l’empêcher de démarrer, J’arrive essoufflée, les portes s’ouvrent, et en montant je me retourne pour remercier les balayeurs : « C’est rien, Madame, dit l’un d’eux, aujourd’hui, on est tous solidaires ». Dans le bus, les gens opinent.

Voilà. C’est juste une atmosphère, peut-être éphémère, mais présente. Et qui me rappelle une autre chanson que j’avais apprise en colonie de vacances (pour dire que ça ne date pas d’hier ) : « Qui sait rire quand il saigne, c’est Paris, qui refuse qu’on le plaigne, c’est Paris, celui où le peuple règne et du monde porte enseigne, c’est Paris, c’est Paris, c’est Paris ».

C’est tout. Ça pourrait être ma conclusion. Merci de votre compassion, des « I pray for you », et des monuments bleu-blanc- rouges dans le monde entier, mais sachez que, ces jours où les drapeaux en berne ne flottent plus, c’est l’esprit de Résistance qui flotte sur Paris qui, plus que jamais « fluctuat nec mergitur ».

Une loque à trois cents balles

Une loque à trois cents balles

 

Elle est venue s’asseoir en face de moi dans le train. Dix-huit, vingt ans, cheveux méchés, des bagues plein les doigts, sac Michaël Kors. Des bottines noires, un blouson de cuir visiblement de bonne qualité. A peine assise, elle a bien entendu dégainé son smart phone. Juste une gamine à la mode, pas vilaine, habillée de vêtements et d’accessoires coûteux.  Rien à dire… Sauf un détail (mais c’est là que loge le diable, comme chacun sait), son jeans. Mais était-ce encore un pantalon, ce haillon soigneusement troué, effiloché, ne laissant, au niveau des genoux et du haut des cuisses, apparaître que la trame, elle-même dument usée, prête à craquer ? Une loque, certes, mais une loque à trois cents balles, bien entendu.

Et, brusquement, j’ai eu une bouffée d’indignation. J’ai repensé à mon blog précédent où je m’interrogeais sur la signification des signes et des codes à propos du voile islamique. J’avais devant moi une sorte d’exemple inversé, mais tout aussi parlant.

J’avais envie de demander à cette jeune-fille ce qu’elle voulait dire en arborant cette coûteuse guenille, entre des bottines à cinq cents francs et un blouson qui en coûtait sûrement plus du double.  Et elle aurait sans doute été bien étonnée si je lui avais dit que je trouvais cette mode profondément obscène.

Oui, obscène, et je pèse mes mots. Pas à cause des bouts de peau qui dépassent, parfois boudinés par les fils de trame. Cela me réjouirait plutôt, parce qu’en plus c’est moche et c’est bien fait pour elles. Non, ce qui est insupportable, c’est le détournement ironique du signe. Quand on pense au soin que les pauvres gens mettent (mettaient ?) à se vêtir décemment, quand on pense aux pantalons vingt fois raccommodés, rapiécés, aux vestes retournées, aux pulls détricotés pour réutiliser la laine, on ne peut qu’être pris de colère devant ce snobisme imbécile qui singe la pauvreté.

Et quand on sait que ces pantalons ridicules sont fabriqués au Bengladesh ou en Chine par des ouvriers quasi esclaves, les poumons attaqués par les produits utilisés pour imiter l’usure de la misère, alors, oui, c’est le mot obscène qui vient à l’esprit.

Mais il faut bien entendu dépasser la déploration et même l’indignation, pour se demander de quoi cette mode des jeans en lambeaux est-elle le signe ? Pourquoi ces vêtements chers qui font semblant d’être récupérés dans la poubelle ?

La jeune fille qui les porte croit sans doute afficher sa décontraction, son anticonformisme, son côté cool, « j’ai un mois de salaire d’ouvrière sur le dos, mais je ne suis pas dupe, ça me fait marrer… »

Là encore il y a malentendu. Les signes, comme les faits dont parlait Lénine, sont têtus. Et ce que disent ces malheureux haillons hors de prix c’est, outre le caractère moutonnier de celui qui les porte, le mépris pour la vraie misère et le cynisme d’une mode qui détourne les signes, comme pour s’en moquer. Second degré, me dira-t-on. Peut-être, mais, je suis de ceux qui pensent qu’on ne peut pas rire de tout, et, en l’occurrence, ce cynisme-là ne me fait pas rire.

Et bien sûr, pas plus la malheureuse emballée dans son voile islamique que la gamine boudinée dans sa loque griffée ne comprennent la signification des signes qu’elles arborent. Et c’est un vrai problème.

 

 

Il n’y a pas de langage privé

Je viens d'écouter un enregistrement de Réplique du 12 septembre dernier, l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture. Elle s’intitule « Raconter la France ». Les invités sont les journalistes Florence Aubenas et Philippe Lançon. J’ai beaucoup d’admiration pour Florence Aubenas qui est une journaliste remarquable, digne de l’Albert Londres de Au bagne ou du Jack London du Peuple de l’abîme. On se souvient qu’en plus, elle a été otage en Irak pendant six mois en 2005 et a fait preuve d’un courage extraordinaire. La plupart du temps je suis tout à fait d’accord avec les positions qu’elle prend dans ses articles.

L’émission parle donc de la France, et tous les thèmes habituels sont passés en revue : l’identité, le rapport à la religion, et, bien entendu l’islam et son inévitable copain le voile islamique.

Florence Aubenas explique qu’elle est contre le voile imposé (il s’agit des femmes qui le portent en France bien sûr, pas en Arabie Saoudite), mais qu’elle peut comprendre les filles qui le brandissent comme une révolte contre la société d’ici, contre leurs parents souvent trop assimilés, trop couchés à leurs yeux devant la culture française dominante. Cette révolte-là, Aubenas la compare aux piercings ou aux tatouages de certains jeunes. Ce n’est pas un signe de soumission, dit-elle, mais au contraire un signe de libération, une revendication de liberté.

Et c’est là que l’observatrice des codes se réveille. Je ne suis absolument pas d’accord avec elle, et, puisqu’elle emploie le mot signe, c’est là-dessus que je vais discuter sa position.

L’ensemble des signes forme un code qui est perceptible et compréhensible par un groupe social. Cela peut être une langue, des gestes, une façon de s’habiller. Mais ce qui en fait un code social, c’est justement qu’il est perçu par l’ensemble d’une société donnée. On ne peut pas décider tout seul de changer les signes ou de leur attribuer une autre signification, parce qu’alors on ne sera pas compris par le groupe. Bien sûr, cette signification peut évoluer. Par exemple, aujourd’hui, le fait pour une femme de sortir dans la rue sans chapeau (« en cheveux » disait-on autrefois) n’est plus perçu comme un signe de moralité douteuse, comme dirait Duras. Le sens donné aux tatouages évolue aussi à grande vitesse, et ils ne sont plus réservés aux anciens détenus de Cayenne ou des Baumettes. Mais ces évolutions sont lentes et, pour qu’elles aient lieu, il faut qu’elles correspondent aussi à une évolution sociale.

Pour ce qui est du voile islamique, ce n’est pas le cas. Dans nos sociétés qui vont dans le sens d’une parfaite égalité entre les hommes et les femmes, il est le signe de la soumission et de l’infériorité des femmes, de l’horreur (ou de la frénésie sexuelle irrépressible et malsaine, c’est la même chose finalement) qu’inspire leur corps. Il est le rappel qu’il y a des sociétés où les femmes n’ont pas le droit de conduire, de sortir du pays sans autorisation, de marcher seules dans la rue ; où leur témoignage vaut la moitié de celui d’un homme. C’est cela que notre société voit quand elle voit une fille voilée. Et si cette fille croit signifier ainsi sa révolte et sa liberté, elle se trompe. Et c’est cela qu’il faut lui dire, plutôt que de la conforter dans le malentendu dans lequel elle s’est elle-même engagée. Lui expliquer qu’en emballant ainsi son corps, elle donne un signe qui est justement le contraire de ce qu’elle veut signifier.

Il n’y a pas de langage privé, on n’est pas maître des codes, et si on veut être compris, il faut parler la même langue que ceux à qui on s’adresse.

 

 

 

La République en marcel ?

Dans un article paru dans l’Hebdo de la semaine dernière (« L’avenir est au président en tongs », 30/2015), Marcela Iacub nous livre sa recette pour une politique propre et des politiciens honnêtes : il suffit de les loger simplement (finis les ors de la République) et surtout de leur imposer un code vestimentaire cool. Plus de costume sombre, de cravate triste, de tailleurs stricts. « Habillé en jeans et en casquette, en short et en tongs par temps de canicule », le chef de l’Etat recevra ses homologues pour des « repas simples et amicaux » dans son deux pièces (s’il est en couple) ou sa studette s’il est célibataire. Et là, vous verrez le miracle s’accomplir : « La pratique du pouvoir sera entièrement différente ». Bon, elle ne dit pas en quoi elle sera différente, mais elle le sera, d’autant plus que les responsables politiques seront tirés au sort (sic) !

Je lis et relis ce texte effarant et je me dis que c’est de l’ironie. Je tente de m’en convaincre, mais je n’y arrive pas tout à fait.

On savait déjà que la tendance était de réformer le langage pour changer la société, et que dire autrice ou professeure allait résoudre les problèmes des femmes, et engendrer immédiatement le partage des tâches ménagères et l’égalité salariale.

Mais on n’avait pas encore imaginé le port du short et des tongs comme système de gouvernement. Moi qui, il y a des années, avais intitulé un article « A bas la dictature de l’informel ! », je ne pensais pas avoir à ce point raison et qu’on retrouverait en effet cet « informel » ridicule à la tête de l’Etat.

Marcela Iacub pense que les gens luttent « toute leur vie pour occuper des postes » juste afin de pouvoir péter dans la soie, dormir dans des châteaux, bâfrer à des garden-parties à 750000 euros, bref pour avoir le sentiment d’être riche. J’admire sa fraîcheur d’âme. J’admire aussi l’hommage qu’elle rend ainsi à l’importance du code vestimentaire. Pour elle, un président habillé cool ne peut qu’être cool et donc faire de la politique cool.

Quand Hollande, Merkel, Obama et le roi d’Arabie Saoudite, en tongs l’été, en training l’hiver, commanderont ensemble des pizzas (sans jambon pour le roi) qu’ils mangeront avec leurs doigts, vautrés sur le clic-clac Ikea de Netanyahou, le monde s’en portera mille fois mieux, vous pouvez en être sûr.

Bon. Essayons d’être sérieux. On peut bien sûr se féliciter qu’un pays qui compte des millions de chômeurs fasse des économies en supprimant certaines dépenses somptuaires. La garden-partie du 14 juillet à l’Elysée en est un exemple. Mais remarquons au passage que, tout en la supprimant (geste visible et démagogique), Sarkozy doublait les dépenses de l’Elysée et commandait des sondages de centaines de milliers d’euros pour savoir si Carla était plus populaire que Cécilia.

Quant au code vestimentaire (entre parenthèses, quand on voit comment les costumes sont coupés, on se dit qu’ils ne viennent pas de chez Brummell), aux dîners et aux réceptions pour recevoir les homologues étrangers, ils obéissent à d’autres impératifs. Robespierre, qu’on ne peut pas soupçonner de n’être pas républicain et qu’on surnommait l’Incorruptible, vivait très simplement, mais s’habillait fastueusement quand il s’agissait justement de représenter la République. Et ses commissaires étaient bien priés de faire de même.

Les hommes d’Etat incarnent une fonction qui va au-delà de leur personne. Dans l’exercice de leur fonction, ils représentent l’Etat, ils sont l’Etat, et celui-ci doit inspirer du respect, comme il doit en témoigner à ses hôtes quand il reçoit des chefs d’Etats étrangers. Et, dans notre société, une des façons d’exprimer son respect et d’honorer ses hôtes est de s’habiller avec soin, de faire un effort vestimentaire. Le costume est un langage, le short et les tongs signifient loisir, décontraction, laisser-aller (tout à fait admissibles en vacances), c’est à dire tout le contraire de ce qu’on attend d’une rencontre politique ou d’un discours officiel. Et c’est la même chose pour les lieux. C’est la République qui est logée dans les châteaux, autrefois apanage des rois.

Il y a un pays où les hommes d’Etat, depuis sa fondation, portent traditionnellement des chemises à manches courtes (il y fait chaud), des sandales et pas de cravates. C’était même naguère un sujet de blague ou d’étonnement pour les nouveaux arrivants. Certains ont longtemps voulu croire que ses dirigeants actuels étaient meilleurs, moins corrompus, moins avides de pouvoir que leurs homologues en cravates. Ce pays, c’est Israël…

Mon homme existe-t-il ?

Je viens de lire avec un peu de retard dans un magazine romand un article qui m’a plongée dans les affres de l’interrogation métaphysique. L’article s’intitule « Une tribu pour exister » et recense différents groupes masculins affublés de noms bizarres (j’y reviendrai). Un sociologue nous explique ensuite que « ces groupes ont une véritable fonction identitaire sans laquelle on a le sentiment de ne plus exister ». Et vlan !

Evidemment, l’observatrice des codes sociaux qui ne sommeille jamais vraiment en moi dresse l’oreille. Mais aussi simplement la femme. Je regarde mon homme en train de lire sur le canapé et je me demande avec angoisse s’il existe, tant il me semble ne pas correspondre aux descriptions hallucinantes de l’article…

Alors voilà : nous avons tout d’abord le spornosexuel, mot valise combinant sport, porno et sexe. C’est un mec, je cite « extrêmement concerné par sa garde-robe ». Ce qui le caractérise (je cite toujours, je ne m’en lasse pas) c’est « décolleté plongeant, épilation intégrale et muscles saillants ». Ces caractéristiques, sont, tenez-vous bien son « mantra ». J’imagine un type comme ça (déjà à l’épilation intégrale j’ai des nausées) qui récite sans arrêt, les yeux mi-clos « décolleté plongeant, épilation… » J’arrête, sinon je n’aurai plus de place pour les autres qui ne sont pas mal non plus.

Bon, ensuite l’inévitable métrosexuel, plus connu, et qui n’est pas, comme je l’ai cru naguère le type qui vous tripote dans le métro aux heures de pointe, mais « la première génération d’hétéros refusant d’être stigmatisés en raison de leur passion pour les vêtements, le luxe et les produits de beauté » (je citais bien sûr). C’est bien, ça, les gars, de refuser la stigmatisation. On frise l’engagement politique. Mais ici il s’agit juste d’être de posséder vingt paires de chaussures et une douzaine de paires de lunettes de soleil. Fastoche !

Le lumbersexuel, lui, doit avoir l’air « de sortir d’un tipi et de se laver dans une rivière » et d’être « en osmose avec la création » (sic). Mais évidemment ce n’est pas le cas. Il a juste l’air. En vrai, il est trader chez HSBC comme les copains, et sa barbe, en apparence hirsute, il passe une heure à la tailler chaque matin, quel boulot !

On a encore le yummy (pour young urban male). C’est un « jeune loup des villes qui adore s’acheter des habits, de la maroquinerie, des montres et des cosmétiques (…) chers et griffés ». Arrivée là, je pense au Petit Chaperon rouge et je pleure.

Mais je sèche mes larmes car j’ai encore le normcore et le hipster. Le premier est « le tenant de l’ultra-normalité » et son modèle est… Marc Zucherberg ! Je m’interroge… Pas très longtemps car l’article m’explique : La normalité c’est « baskets hors d’âge, jeans mou et sweat à capuche ». Je regarde tendrement mon anormal qui lit toujours sur le canapé.

Quant au hipster, last but not least, il « ose les mariages entre tatouages et lunettes d’écaille façon fifties ». Quelle audace ! C’est un « nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue ». J’ai beau chercher, visiblement, moi non plus.

Mais, rassurez-vous, on nous prévient que ces deux derniers sont déjà un peu ringards. Pour le normcore incarné par Zucherberg, ça ne m’étonne pas depuis que ma petite-fille m’a dit que Facebook c’était « pour les vieux ».

Le sociologue cité plus haut prend soin de nous avertir que « nous ne sommes plus dans un contexte de protestation ». On avait compris. On est dans un contexte de consommation et rien d’autre. Godasses, maroquinerie, lunettes, cosmétiques, coiffeur… Ça y est, ils ont réussi à attraper les mecs ! Trop fort, ces « Mad men » de la pub !

Et puis attention, dans la valise, sur six, vous avez trois fois le mot sexuel. Cette peur de ne pas « exister vraiment », elle se situerait donc  aussi là, sous la ceinture… ?

Pas vraiment un scoop, non ?

Fifty-fifty

 

C’est un vrai problème de savoir-vivre que je vais aborder aujourd’hui. La question n’est pas nouvelle, mais l’histoire arrivée dernièrement à une de mes amies montre qu’elle est toujours d’actualité.

Elle aime jouer au tennis et manque parfois de partenaires. Alors elle accepte quand ce type (pas mal en plus, âge en rapport…) rencontré chez des amis, lui propose de se revoir le samedi suivant pour taper quelques balles. Il l’emmènera dans son club dans la campagne genevoise.

Il joue bien, elle s’amuse bien aussi, ils ont l’air de bien s’entendre. Alors quand il propose de dîner « dans un petit restau super que je connais  au bord du lac », elle accepte aussi, avec joie.

Le restau est en effet charmant, mais quand elle voit la carte, elle a un coup au cœur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas dans ses prix… Mais bon, il a proposé, donc il l’invite, c’est logique. Comme elle est bien élevée, elle prend la salade la moins chère, pas d’entrée, non merci, pas de vin non plus, d’ailleurs elle ne boit quasi jamais d’alcool. Il insiste, lui il va prendre la salade au foie gras en entrée, elle ne veut pas l’accompagner ? Et puis un peu de vin quand même, juste un verre, pour lui faire plaisir… Elle tient bon pour l’entrée, mais cède pour le vin.

Elle le regarde manger son foie gras, et fait durer sa salade pendant qu’il engloutit les filets de perche sur plat, deux services. Elle pose ses lèvres dans le verre de blanc et le laisse finir la bouteille. Il mangerait bien un dessert, allez, juste une tarte Tatin. Non merci, juste un café. On échappe au pousse-café, ouf !

Et c’est là que je voulais en venir : au moment de l’addition qu’il demande avec assurance, qu’il examine avant de la lui tendre : 169 FS, et d’ajouter avec un sourire : « Allez on va pas finasser, hein, on partage, fifty-fifty ! » Elle en reste bouche bée.

Elle sort sa carte de crédit sans un mot et la lui jette quasi à la figure. Dix minutes plus tard, elle plante-là le mufle qui doit encore se poser des questions, et va ruminer (c’est le cas de le dire) sur le chemin du retour sa salade et son quart Henniez verte à 84.50…

J’ai moi aussi des dizaines de salades-eau minérale à 100 balles qui me sont restées sur l’estomac. Avez-vous remarqué que ce sont toujours ceux qui ont mangé et bu trois fois plus que les autres qui proposent de faire « fifty-fifty » ? Et le plus souvent ce sont des hommes, parce qu’ils mangent davantage et boivent plus encore. Et bien sûr, la victime (presque toujours une femme pour les raisons inverses) n’ose pas protester. On n’a pas envie de passer pour rapiate ou mesquine, et devant la grossièreté on est le plus souvent désarmé. 

Dans l’histoire de ma copine, le malentendu est là dès le début. Quand un homme propose de dîner et choisit d’autorité le restaurant, une femme (même si elle est née quelques années après la reine Victoria) est en droit d’imaginer qu’il l’invite. Naguère, cela aurait été évident. Cela ne l’est plus aujourd’hui, les femmes ayant gagné de haute lutte le droit de payer leur adition, de porter leurs valises et de prendre au passage la porte dans la figure. Mais on est encore dans une période de transition, et, souvent, les hommes ne savent pas comment faire. S’ils proposent de payer, ils risquent de se faire traiter de macho par une féministe-qui-gagne-sa-vie-et-qui-s’assume. S’ils proposent de partager, ils passeront peut-être pour un mufle (c’est encore le cas en Amérique latine par exemple).

Mais une chose est sûre : si on « partage » l’addition, il faut que cela soit au pro rata de ce que chacun a consommé, surtout si la disparité est flagrante. Et c’est, bien entendu, à celui qui doit le plus de le proposer.

Mon amie ne reverra jamais le grigou en question. Dommage, il jouait bien au tennis. Les histoires de fric finissent mal, en général…

 

 

Gavroche dans le neuf-trois

 

La semaine dernière dans un autobus parisien. En face de moi deux mômes discutent. Quinze, seize ans, un peu basanés, sweat à capuche et accent neuf-trois réglementaires. « Ouais, dit l’un, on voit que tu connais pas son daron… » Je dresse l’oreille. Suit une description peu flatteuse du « daron » en question. Pour les lecteurs peu familier d’Aristide Bruant dans le texte, daron, en argot parisien d’avant la Grande guerre, ça voulait dire père. Et dans ma tête passe en musique « y’a bien des chances pour que mon père, il ait (prononcer aye) jamais connu ma mère, qu’a jamais connu mon daron, mon daron qui doit l’avoir eue, un soir de noce qu’il était rond, dans la rue, dans la rue »… Et voilà que ces deux gosses  emploient ce mot historique, ce mot que je croyais aussi absolument et définitivement sorti de la langue que la bascule à Charlot (c’est à dire la guillotine) ou Saint-Lazare (pas la gare, l’ancienne prison pour femmes où on mettait à l’ombre les prostituées qui tombaient à  la visite médicale "ces maladies là ça s'voit pas, quand ça s'déclare…") Mon daron… ! Je regardais avec tendresse les deux petits qui avaient évidemment sorti leur smart phone dernier modèle et regardaient quelque chose ensemble en se marrant, quand l’un dit alors : « Le problème, tu comprends, c’est la thune ». Là, j’ai failli me lever et les embrasser. Bon, on disait plutôt, « les thunes », au pluriel (« mets deux thunes dans l’bastringue, histoire d’ouvrir le bal… »), parce que cela désignait la pièce de cent sous (c’est à dire cinq francs). Maintenant, visiblement, il a pris le sens de fric, au singulier comme un terme général, mais il est là, tout rajeuni par ces deux garçons, bien entendu absolument pas conscients de parler la langue verte des temps immémoriaux, l’argot vénérable de la cour des miracles.

Et puis, ils se sont descendus de l’autobus, et je ne saurai jamais si d’autres fleurs du pavé millénaire sont sorties de leur bouche.

Et je me suis dit que, décidément, la langue, comme la société, évolue en spirale, avec des bonds en avant vertigineux et de brusques retours en arrière. Avec leur daron et leur thune, mes deux lascars se plaçaient dans la tradition de Gavroche dont ils ignoraient jusqu’à l’existence. Il y a comme ça des logiques intérieures qui nous échappent, des comportements qui paraissent nouveaux et qui ne sont que des retours à des pratiques anciennes et oubliées. Il faut s’en souvenir quand on a envie, comme dit Aragon, de « vitupérer l’époque ».

Je continue à me demander comment ces deux mots (qu’on n’employait plus quand j’avais leur âge) avaient ainsi pu ressurgir, se frayer ainsi un passage au milieu du verlan revisité et des insupportables anglicheries. Oui, je sais, ce mot n’existe pas, mais puisqu’on est en train de parler de la langue, j’essaye un néologisme suggestif, on ne sait jamais, peut-être qu’un jour je l’entendrai dans l’autobus ?

Souriez, c’est un smiley

Je ne connaissais pas particulièrement Rodrigo García. Je savais que c’est un auteur dramatique d’origine argentine et j’ai lu il n’y a pas longtemps un article sur une pièce de lui qui passe actuellement à Paris et qui provoque l’horreur des amis des bêtes car, paraît-il, on y coupe en deux un homard vivant tous les soirs sur la scène. La vie des homards me semble une cause assez peu prioritaire actuellement, et je crois que décidément, au théâtre, je préfère Racine, où c’est plutôt des gens qu’on coupe en deux, mais en alexandrins, poliment et sans effusion de sang.

Donc je n’aurais guère eu l’occasion de mentionner ce García-là, si je n’avais eu sous les yeux grâce à Facebook (ah Facebook, la meilleure et la pire des choses!) un petit texte qu’il a écrit et qui s’intitule «L’apparition au XXIe siècle de ce petit symbole à la con». C’est du smiley dont il parle, vous savez, cette petite tête chauve qui sourit, pleure, rougit, aime ou déteste à votre place dans les messages.

A votre place, c’est bien là le problème. C’est à dire qu’il vous évite d’avoir à chercher les mots justes, à affiner ce que vous sentez, bref à vous intéresser à la langue. García raconte que souvent il a mis plusieurs heures à chercher ses mots, à peaufiner son message pour ne recueillir en réponse que «le petit symbole à la con» qui, à ses yeux «met en évidence l’inaptitude linguistique et la débilité mentale de l’imbécile qui (…) réduit le pouvoir d’une culture ancestrale à un :)»

Eh oui… J’ai tenté de développer sur plusieurs paragraphes ce que je pensais de l’actuel débat sur, mettons, la laïcité, et je récolte des dizaines de 🙂 ou de «like», ce qui n’est guère plus réconfortant.

Alors, dans un premier temps, je suis absolument d’accord avec Rodrigo García et j’ai envie de lui envoyer un like et plusieurs :)…

Et c’est là que je m’aperçois que moi aussi je les utilise ces petits symboles à la con. Peut-être pas autant que certains de mes correspondants, mais quand même. Et je me dis que García est peut-être un peu sévère. Certes, il y a des circonstances où le smiley est absolument impossible, où il traduit une insupportable désinvolture. Si le smiley remplace les mots personnels et choisis que l’autre est en droit d’attendre, alors là oui, on peut en conclure avec tristesse que notre interlocuteur a (je cite García) «décidé de se torcher le cul avec le langage» et avec notre relation par la même occasion.

Mais si on le considère comme un ajout qui vient ponctuer le discours, il devient, justement, un signe de ponctuation comme un autre, comme le point d’exclamation ou de suspension. Bien sûr, un peu moins abstrait, un peu plus culcul la praline (aurait dit ma grand-mère), mais c’est l’époque qui veut ça. On vit une époque culcul la praline, où l’insupportable violence quotidienne des nouvelles (c’est bien 700 les noyés d’aujourd’hui en méditerranée?) est compensée par des petits signes infantiles, des cœurs, des «bisous», des love, des smileys, qui dégoulinent de partout…

Et puis le smiley, justement, peut aussi combler l’absence. On se parle sans se voir, souvent même sans se connaître. Alors ça remplace le vrai sourire ou la vraie larme d’un vrai visage qu’on n’aura jamais en face de soi.

Bref, je défends l’usage du smiley, avec modération et à bon escient, «comme un point rose, dit Cyrano qu’on met sur le i du verbe aimer.»

Faites comme chez vous

 

J’ai été invitée cette semaine dans une école préparatoire aux examens de maturité, à prendre la parole devant une assemblée d’une cinquantaine d’étudiants. Il s’agissait de parler du code social et de sa fonction et de répondre à leurs questions. C’était extrêmement stimulant, l’auditoire était à la fois vivant et attentif, une expérience enrichissante pour moi, et j’espère pour eux aussi.

J’ai donc exposé ce que pour moi signifiait le code social, ce que j’appelle « les deux politesses », la première, la gentille, qui inclut, qui est destinée à mettre l’autre à l’aise, à ne jamais lui faire perdre la face, à huiler les rouages de la société ; et puis la deuxième, la méchante, destinée à exclure celui qui ne sait pas, qui ne connaît pas les règles arbitraires de l’étiquette et qu’on ne peut donc pas admettre dans le cercle des gens « bien élevés ». Les étudiants écoutaient poliment et gentiment, manifestant pour certains leur approbation en hochant la tête.

Et puis, insensiblement, est arrivée la question religieuse. Je la sentais venir, elle est partout, en ce moment on n’y échappe nulle part. Dans le cas dont je parle, elle est venue, je dirais presque naturellement, d’abord à propos des interdits alimentaires, (est-il poli de refuser de manger ce qu’on vous sert sous un prétexte religieux ?) puis, bien sûr est arrivée l’inévitable voile et les questions se succédaient. Visiblement c’est un problème qui passionne aussi ces jeunes gens. J’ai répondu en expliquant ma conception de la laïcité.

C’est alors qu’un garçon a essayé (très poliment, avec un grand sourire et une pointe d’accent) de me coincer avec la question suivante : « Vous nous avez dit que la bonne politesse consistait à mettre l’autre à l’aise. Or quand on reçoit par exemple quelqu’un chez soi, pour qu’il s’y sente bien, on lui dit “ faites comme chez vous “. Et avec les musulmans, on leur dit qu’ils sont chez eux en France par exemple, mais on veut les empêcher de pratiquer leur religion comme ils feraient chez eux.  N’y a-t-il pas une contradiction ? Et vous-même qui êtes contre le voile islamique, n’allez-vous pas contre vos beaux principes d’hospitalité ? »

J’ai trouvé la question intelligente et bien posée, et le prof qui m’invitait m’a jeté un regard du genre « Aïe ! Là vous êtes coincée ». Alors j’ai félicité le garçon pour la pertinence de sa question et l’occasion qu’il m’offrait de revenir au domaine plus abstrait de la politesse en général et de ses formules. Je lui ai répondu que cette phrase type, « faites comme chez vous », faisait partie d’une sorte de comédie sociale (et je ne prends pas comédie au sens péjoratif, juste de dialogue pré écrit) ou chacun sait d’avance ce qu’il doit dire et faire. Et je l’ai invité à imaginer la tête qu’il ferait si la personne prenait l’invitation au pied de la lettre, ouvrait les placards et s’habillait des habits qu’elle y trouvait, se servait elle-même dans le frigo, installait sa famille, se couchait dans le lit, bref, faisait vraiment comme chez elle. On sait qu’on doit dire cela, mais l’autre sait qu’il n’est pas question qu’il obéisse. On partage ici le même code, et c’est fondamental. C’est aussi cela la politesse.

Et obéir aux règles générales qui régissent n’importe quel groupe, depuis la nation jusqu’à la famille, c’est aussi du savoir-vivre avant même d’être du civisme. Et si un hasard que je ne peux imaginer (mais on ne sait jamais) me conduisait en Iran par exemple, je mettrai un tchador, comme je couvre ma tête dans une église ou ôte mes chaussures dans une mosquée, alors que dans une synagogue, c’est les hommes qui couvrent leur tête et se découvrent dans une église. On obéit aux règles de l’autre lorsqu’il nous accueille, même s’il nous dit de faire comme chez nous, et on le fait par respect, c’est à dire par politesse.

J’ai conclu en disant que tous les gens qui veulent vivre chez nous et s’y sentir à l’aise devaient suivre les règles générales qui régissent notre société, en l’occurrence, s’agissant du voile, l’égalité entre les hommes et les femmes.

Il a hoché la tête, il a souri. « Je comprends ce que vous voulez dire »… L’ai-je convaincu ? Je n’en sais rien. Il était sans doute trop poli pour me contredire à nouveau ou me traiter de chienne d’infidèle.

Mais, une fois encore, j’ai constaté combien ces questions aujourd’hui brûlantes sont au centre de la problématique du code social et, au sens littéral, du savoir-vivre.

 

 

La seule arme de la démocratie

Un lecteur de ma dernière chronique (« Embrassez qui vous voudrez ») m’a fait l’honneur de m’écrire (c’est toujours une récompense quand un lecteur inconnu prend la peine de nous écrire, même s’il n’est pas toujours d’accord avec ce qu’on dit), et ses remarques m’ont fait penser que cette mise au point était nécessaire.

Il me rappelle que la liberté d’expression est limitée par les égards qu’on doit avoir pour les autres et je ne peux qu’être d’accord, moi qui n’ai cessé, dans mes chroniques du Temps ou maintenant de l’Hebdo, de rappeler que la politesse et le savoir-vivre étaient, avant tout, basés sur le respect d’autrui.

Mais la laïcité dont je parlais dans ma chronique n’est pas du domaine de la politesse. Il s’agit d’autre chose qui est la loi de l’Etat. La laïcité que je défends reprend la belle formule de Victor Hugo, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Ne reconnaissant aucune religion, l’Etat les respecte toutes également. Ceci posé, il s’en désintéresse. L’Etat en garantit la libre pratique, tant que cette pratique ne contredit pas la loi. Donc, il ne peut reconnaître aucune croyance, aucune « communauté » à qui serait conféré des droits particuliers en raison de sa religion ou de sa sensibilité à tel ou tel sujet. Par exemple, la loi interdit la polygamie, l’excision, le mariage forcé, le refus de la transfusion sanguine des témoins de Jéhovah, ou toute forme de pratique qui porte atteinte à la liberté ou à l’intégrité des personnes. En effet, l’Etat laïque reconnaît les citoyens, les individus, les personnes, mais pas les croyances qui sont du domaine privé. Donc il ne saurait y avoir de loi contre le sacrilège ou le blasphème, car chaque croyance a son domaine sacré particulier et cela ne regarde pas l’Etat. Marcel Gauchet dans un récent entretien à propos de l’islamophobie, précise : « Nous ne parlons pas de la liberté d’expression en général et dans le vague, mais de la liberté de critiquer les religions. Ce qui n’a rien à voir avec une quelconque phobie. Ce qui est en jeu, c’est le libre examen de tout ce qui se présente comme une autorité spirituelle. Nous devons nous armer intellectuellement pour le défendre. La seule arme des démocraties, c’est le débat public. Il nous faut discuter avec les musulmans. »

C’est pour cela que la loi punit, par exemple, le négationnisme qui s’attaque à des faits établis et prouvés (les camps d’extermination pendant la guerre), mais qu’elle ne poursuit pas les atteintes, même de très mauvais goût, contre les diverses religions. Elle distingue les faits (indiscutables) et les croyances (propres à chacun).

Ceci dit, il appartient à chacun de respecter autrui, c’est une question de morale individuelle, qui, je le répète, ne regarde pas l’Etat. C’était cela le sujet de ma chronique. Je n’abordais donc pas l’aspect moral de la question. Encore une fois (et Me Henri Leclerc, ancien président de la ligue des Droits de l’homme, et avocat de l’insupportable DSK à Lille, vient de le répéter), la loi ne dit pas la morale, elle dit le droit. Et c’est pour cela que, tout odieux que soit le personnage, DSK n’a pas été condamné dans ce procès étonnant, mais à bien des égards exemplaire, de la différence que fait l’Etat de droit entre le domaine privé (ici les mœurs sexuelles d’un homme) et ce qui dérange l’ordre public (ici le proxénétisme, c’est à dire l’exploitation sexuelle de personnes, dont le législateur considère qu’elle attente à leur liberté et à leur dignité).

Pour en revenir à notre sujet précis, je n’ai jamais beaucoup ri aux blagues salaces et vulgaires de Charlie Hebdo. Ne me reconnaissant dans aucune religion, n’ayant aucun compte personnel à régler avec elles, je n’ai pas le goût du sacrilège ni du blasphème. Mais cela, encore une fois, ne regarde pas le code pénal. Et je pense que, justement, seul un Etat strictement laïque peut garantir à tous ce respect et cette liberté de croire ou de ne pas croire.

Mon correspondant me pose la question : « Si je ne respecte pas ce qui est cher à autrui, comment puis-je à mon tour exiger d’autrui qu’il respecte ce qui m’est cher ? ». Et bien, justement, il faut que tous ceux qui désirent vivre dans notre Europe occidentale et profiter des valeurs de liberté et de droits de l’Homme comprennent qu’ils ne peuvent exiger que nous respections les leurs si, justement, ils ne respectent pas nos valeurs de liberté de conscience et d’égalité. Et d’ailleurs, s’agissant du domaine religieux, les dessinateurs de Charlie Hebdo n’ont jamais manqué de caricaturer aussi bien le judaïsme ou le christianisme que l’islam ou d’autres croyances.

De plus, à l’heure où on décapite vingt et un chrétiens parce qu’ils sont chrétiens, où on assassine des juifs parce qu’ils sont juifs, il me semble que ceux qui demandent le respect à coups de sabre et de kalachnikov, ne sont pas les mieux placés pour jouer les victimes.

Nous vivons un moment de perte de repères. On mélange le droit public et la morale privée, les faits et les croyances, et c’est grave. Et s’il appartient à chacun d’avoir pour autrui les égards que méritent ses convictions, il doit le faire au nom du respect humain et à l’aune de sa morale personnelle, et non mû par la terreur qu’on tente de faire régner.